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+# La Convivialité
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+> Version française en collaboration avec Luce Giard et Vincent Bardet
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+## Avant propos
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+L’ idée d’une analyse multidimensionnelle de la surcroissance industrielle a été formulée pour la première fois en 1971 dans un document de travail élaboré avec Valentina Borremans comme texte préparatoire à une réunion latino-américaine tenue au Cidoc en janvier 1972. Une version française, remaniée à l’intention du Zeno Symposium organisé à Chypre par le professeur Richard Wollheim, a paru dans la revue Esprit , en mars 1972, où elle était l’objet d’un débat.
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+Ce livre a pris forme à l’occasion de ma participation, en janvier 1972, à une réunion de juristes et de législateurs canadiens, tenue à Ottawa pour discuter de l’orientation de la législation canadienne pendant les dix prochaines années. Ce fait, ainsi que la collaboration de mon ami Greer Taylor, explique l’importance du paradigme de la Common Law dans la seconde partie de l’argumentation.
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+À la fin de l’été 1972, l’éditeur Harper & Row a accepté le texte anglais de ce document de travail et je le remercie de l’avoir publié sous forme de livre. Le même texte m’a servi de base pour une série de séminaires tenus au Cidoc et en Inde. Cela m’a donné l’occasion de recevoir nombre de critiques et de précieuses suggestions. Les participants de ces séminaires reconnaîtront leurs idées, souvent même leurs expressions. Qu’ils veuillent bien trouver ici le témoignage de ma vive gratitude, tout particulièrement pour leurs contributions écrites. Les listes bibliographiques, notes de travail, analyses critiques, etc., qui ont servi, à des degrés divers d’achèvement et d’utilité, de matériau et de référence à cette réflexion sont disponibles soit dans la bibliothèque du Cidoc, soit dans les séries de documents que ce Centre publie régulièrement.
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+Au printemps 1973, il a fallu que je m’occupe de procurer une version française de cet ouvrage. Je n’étais pas encore prêt à écrire un nouveau livre, mais je me refusais à laisser paraître un simple décalque de l’édition américaine. Aussi ai-je pris comme base de travail la traduction préparée par Vincent Bardet et, avec l’assistance critique et patiente de Luce Giard, j’ai remanié l’ensemble de ce tract que je me permets maintenant de soumettre à la discussion.
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+IVAN ILLICH
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+## Introduction
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+Au long des années qui viennent, j’ai l’intention de travailler à un épilogue de l’âge industriel. Je voudrais tracer le contour des mutations qui affectent le langage, le Droit, les mythes et les rites, en cette époque où l’on conditionne hommes et produits. Je voudrais dresser un tableau du déclin du mode industriel de production et de la métamorphose des professions qu’il engendre et nourrit.
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+Par-dessus tout, je veux m’attacher à montrer ceci : les deux tiers de l’humanité peuvent encore éviter de traverser l’âge industriel s’ils choisissent dès à présent un mode de production fondé sur un équilibre postindustriel, - celui-là même auquel les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos. En vue d’un tel travail, et pour m’y préparer, je soumets ce manifeste à l’attention et à la critique du public.
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+Cela fait plusieurs années que je mène une recherche critique sur le monopole du mode industriel de production et sur la possibilité de définir conceptuellement d’autres modes de production post-industriels. Dans un premier temps, j’ai centré mon analyse sur l’outillage éducatif ; les résultats, publiés dans _Une société sans école_[^n01], établissaient les points suivants :
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+1. L’éducation universelle par l’école obligatoire est impossible.
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+2. Conditionner les masses grâce à l’éducation permanente ne soulève guère de problèmes techniques, mais cela reste moralement moins tolérable que l’ancienne école. De nouveaux systèmes éducatifs sont sur le point d’évincer les systèmes scolaires traditionnels, dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Ces systèmes sont des outils de conditionnement puissants et efficaces qui produiront en série une main-d’oeuvre spécialisée, des consommateurs dociles, des usagers résignés. De tels systèmes rentabilisent et généralisent les processus d’éducation à l’échelle de toute une société. Ils ont de quoi séduire. Mais leur séduction cache la destruction : ils ont aussi de quoi détruire, de façon subtile et implacable, les valeurs fondamentales.
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+3. Une société qui voudrait répartir équitablement le savoir entre ses membres et leur donner de se rencontrer réellement, devrait assigner des limites pédagogiques à la croissance industrielle, la maintenir en deçà de certains seuils critiques.
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+Le système scolaire m’est apparu comme l’exemple type d’un scénario répété en d’autres domaines du complexe industriel : il s’agit de produire un service, dit d’utilité publique, pour satisfaire un besoin, dit élémentaire. Mon attention s’est alors portée sur le système de soins médicaux obligatoires et sur celui des transports qui, passé un certain seuil de vitesse, deviennent aussi, à leur façon, obligatoires. La surproduction industrielle d’un service a des effets seconds aussi catastrophiques et destructeurs que la surproduction d’un bien. Nous voici confrontés à un éventail de limites à la croissance des services d’une société : comme dans le cas des biens, ces limites sont inhérentes au processus de croissance et donc inexorables. Aussi pouvons-nous en conclure que les _limites_ assignables à la croissance doivent concerner _les biens et les services_ produits industriellement. Ce sont elles qu’il nous faut découvrir et rendre manifestes.
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+J’avance ici le concept d _’équilibre multidimensionnel_ de la vie humaine. Dans l’espace tracé par ce concept, nous pourrons analyser la relation de l’homme à son outil. En chacune de ses dimensions, cet équilibre correspond à une certaine échelle naturelle. Lorsqu’une activité outillée dépasse un _seuil_ défini par l’échelle _ad hoc_ , elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier. Il nous faut déterminer avec précision ces échelles et les seuils qui permettent de circonscrire le champ de la survie humaine.
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+Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L’homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle. La collectivité est régie par le jeu combiné d’une polarisation exacerbée et d’une spécialisation à outrance. Le souci de toujours renouveler modèles et marchandises - usure rongeuse du tissu social - produit une accélération du changement qui ruine le recours au _précédent_ comme guide de l’action. Le monopole du mode industriel de production fait des hommes la matière première que travaille l’outil. Et cela n’est plus supportable. Peu importe qu’il s’agisse d’un monopole privé ou public : la dégradation de la nature, la destruction des liens sociaux, la désintégration de l’homme ne pourront jamais servir le peuple.
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+Les idéologies régnantes mettent en lumière les contradictions de la société capitaliste. Elles ne fournissent pas le cadre qui permettrait d’analyser la crise du mode industriel de production. J’espère qu’une théorie générale de l’industrialisation sera un jour formulée avec assez de vigueur et de rigueur pour supporter l’assaut de la critique. Pour fonctionner adéquatement, cette théorie devra forger ses concepts, fournir à toutes les parties en présence un langage commun. Les critères conceptuellement définis seront autant d’outils à l’échelle humaine : instruments de mesure, moyens de contrôle, guides pour l’action. On évaluera les techniques disponibles et les différentes programmations sociales qu’elles impliquent. On déterminera les seuils de nocivité des outils, lorsqu’ils se retournent contre leur fin ou qu’ils menacent l’homme ; on limitera le pouvoir de l’outil. On inventera les formes et les rythmes d’un mode de production postindustriel et d’un nouveau monde social.
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+On a du mal à imaginer une société où l’organisation industrielle serait équilibrée et compensée par des modes de production complémentaires, distincts et de haut rendement. Nous sommes tellement déformés par les habitudes industrielles que nous n’osons plus envisager le champ des possibles ; pour nous, renoncer à la production de masse, cela veut dire retourner aux chaînes du passé, ou reprendre l’utopie du bon sauvage. Si nous voulons élargir notre angle de vision aux dimensions du réel, il nous faut reconnaître qu’il existe non pas une façon d’utiliser les découvertes scientifiques, mais au moins deux, qui sont antinomiques. Il y a un usage de la découverte qui conduit à la spécialisation des tâches, à l’institutionnalisation des valeurs, à la centralisation du pouvoir. L’homme devient l’accessoire de la méga-machine, un rouage de la bureaucratie. Mais il existe une seconde façon de faire fructifier l’invention, qui accroît le pouvoir et le savoir de chacun, lui permet d’exercer sa créativité, à seule charge de ne pas empiéter sur ce même pouvoir chez autrui.
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+Si nous voulons pouvoir dire quelque chose du monde futur, dessiner les contours théoriques d’une société à venir qui ne soit pas hyper-industrielle, il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites _naturelles_. L’équilibre de la vie se déploie dans plusieurs dimensions ; fragile et complexe, il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a certains seuils à ne pas franchir. Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote. Passé un certain seuil, la société devient une école, un hôpital, une prison. Alors commence le grand enfermement. Il importe de repérer précisément où se trouve, pour chaque composante de l’équilibre global, ce seuil critique. Alors il sera possible d’articuler de façon nouvelle la triade millénaire de l’homme, de l’outil et de la société. J’appelle _société conviviale_ une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.
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+Je suis conscient d’introduire un mot nouveau dans l’usage courant de la langue. Je fonde ma force sur le recours au précédent. Le père de ce vocable est Brillat-Savarin, dans sa _Physiologie du goût : Méditations sur la gastronomie transcendantale_. À moi de préciser, toutefois, que, dans l’acception quelque peu nouvelle que je confère au qualificatif, c’est l’outil qui est convivial et non l’homme.
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+L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial, je l’appelle austère. Il connaît ce que l’espagnol nomme la _convivencialidad_ , il vit dans ce que l’allemand décrit comme la _Mitmenschlichkeit_. Car l’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. En traitant du jeu ordonné et créateur, Thomas définit l’austérité[^n02] comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et qui l’englobe : c’est _la joie, l’eutrapelia, l’amitié_.
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+## I deux seuils de mutation
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+L’année 1913 marque un tournant dans l’histoire de la médecine moderne. À peu près à partir de cette date, le patient a plus d’une chance sur deux qu’un médecin diplômé lui fournisse un traitement efficace - à condition, bien sûr, que son mal soit répertorié par la science médicale de l’époque. Familiers du milieu naturel, les chamans et les guérisseurs n’avaient pas attendu jusque-là pour prétendre à de pareils résultats dans un monde qui vivait dans un état de santé conçu différemment.
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+Depuis lors, la médecine a affiné la définition des maux et l’efficacité des traitements. La population en Occident a appris à se sentir malade et à se faire soigner en accord avec les catégories à la mode dans le milieu médical. L’obsession de la quantification en est venue à dominer la clinique, ce qui a permis aux médecins de mesurer l’étendue de leurs succès avec des critères qu’ils avaient eux-mêmes forgés. Ainsi la santé est devenue une marchandise dans une économie de croissance. Cette transformation de la santé en produit de consommation sociale s’est reflétée dans l’importance donnée aux statistiques médicales.
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+Mais les résultats statistiques sur lesquels se fonde de plus en plus le prestige de la profession médicale ne sont pas, pour l’essentiel, le fruit de ses activités. La réduction souvent spectaculaire de la morbidité et de la mortalité est due surtout aux transformations de l’habitat et du régime alimentaire, et à l’adoption de certaines règles d’hygiène toutes simples. Les égouts, le traitement au chlore de l’eau, l’attrape-mouches, l’asepsie et les certificats de non-contamination exigés du voyageur ou des prostituées ont eu une influence bénéfique bien plus forte que l’ensemble des « méthodes » de traitements spécialisés très complexes. L’avance de la médecine s’est traduite davantage dans le contrôle des taux d’incidence que dans l’accroissement de la vitalité des individus.
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+Dans un certain sens, c’est l’industrialisation, plus que l’homme, qui a profité des progrès de la médecine. Les gens sont devenus capables de travailler plus régulièrement dans des conditions plus déshumanisantes. Pour cacher le caractère profondément destructeur du nouvel outillage, du travail à la chaîne et du règne de la voiture, on a monté en épingle des traitements spectaculaires appliqués aux victimes de l’agression industrielle sous toutes ses formes : vitesse, tension nerveuse, empoisonnement du milieu. Et le médecin s’est transformé en mage, ayant seul le pouvoir de faire des miracles qui exorcisent la peur engendrée par la survie dans un monde devenu menaçant.
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+En même temps, les moyens de diagnostiquer certains besoins de traitement et l’instrument thérapeutique correspondant se simplifiaient. Ainsi chacun pourrait déterminer, pour soi, les cas de grossesse ou d’infection, comme chacun pourrait pratiquer un avortement ou traiter bon nombre d’infections. Le paradoxe est que plus l’outil devient simple, plus la profession médicale insiste pour en conserver le monopole. Plus l’initiation du thérapeute voit s’étendre sa durée, plus la population dépend de lui dans l’application des soins les plus élémentaires. L’hygiène, dès l’antiquité une vertu, devient le rituel qu’un corps de spécialistes célèbre sur l’autel de la science.
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+Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il est devenu patent que la médecine moderne a de dangereux effets seconds. Mais il a fallu du temps aux médecins pour identifier la nouvelle menace représentée par les microbes rendus résistants à la chimiothérapie, et reconnaître un nouveau genre d’épidémies dans les désordres génétiques dus à l’emploi des rayons X pendant la grossesse. Trente ans plus tôt, Bernard Shaw se plaignait déjà : les médecins cessent de guérir, disait-il, pour prendre en main la vie de leurs patients. Il a fallu attendre les années 50 pour que cette remarque prenne forme d’évidence : en produisant de nouveaux types de maladie, la médecine franchissait un second seuil de mutation.
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+Au premier plan des désordres induits par la profession, il faut placer sa prétention à fabriquer une « meilleure » santé. Les premières victimes de ce mal iatrogénique (c’est-à-dire engendré par les médecins) furent les planificateurs et les médecins. Bientôt l’aberration se répandait dans le corps social tout entier. Au cours des quinze années qui ont suivi, la médecine spécialisée est devenue un danger menaçant la santé. On employa des sommes colossales pour éponger les dégâts incommensurables produits par les traitements médicaux. Ce n’est pas tant la guérison qui coûte cher que la prolongation de la maladie : des mourants peuvent végéter longtemps emprisonnés dans un poumon d’acier, dépendants d’un tube de perfusion, ou suspendus au fonctionnement d’un rein artificiel. Survivre dans des villes insalubres et malgré des conditions de travail débilitantes coûte de plus en plus cher. Le monopole médical étend son action à un nombre grandissant de situations de la vie quotidienne. Non seulement le traitement médical, mais encore la recherche biologique ont contribué à cette prolifération des maladies. L’invention de chaque mode de vie et de mort a entraîné la définition parallèle d’une nouvelle norme avec, en correspondance, dans chaque cas, la définition d’une nouvelle déviance, d’une neuve malignité.
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+Enfin, on a rendu impossible à la grand-mère, à la tante ou à la voisine de prendre en charge la femme enceinte, le blessé, le malade, l’infirme ou le mourant, ce qui a créé une demande impossible à satisfaire. Au fur et à mesure que monte le prix du service, le soin personnel devient plus difficile, et souvent impossible. En même temps, de plus en plus de situations courantes deviennent justifiables d’un traitement, dès lors que se multiplient des spécialités et des paraprofessions dont la seule fin est de maintenir l’outillage thérapeutique sous le contrôle de la corporation.
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+Arrivé au second seuil, c’est la _vie_ qui semble malade dans un environnement délétère. La protection d’une population soumise et dépendante devient le principal souci, et la grosse affaire, de la profession médicale. Les soins coûteux de prévention ou de cure deviennent un privilège : seuls les gros consommateurs de services médicaux y ont droit. Les gens qui peuvent rencontrer un spécialiste, être admis dans un grand hôpital, bénéficier de l’outillage de traitement de la vie, sont les malades dont on trouve le cas intéressant ou les habitants des grandes villes, où le coût de la prévention médicale, de la purification de l’eau et du contrôle de la pollution est exceptionnellement élevé. Paradoxalement, les soins par habitant reviennent d’autant plus cher que le coût de la prévention est déjà plus élevé. Il faut avoir consommé de la prévention et du traitement pour avoir droit à des soins exceptionnels. L’hôpital, comme l’école, repose sur le principe qu’on ne prête qu’aux riches. Ainsi, pour l’éducation, les gros consommateurs d’enseignement auront des bourses de recherche, tandis que les laissés-pour-compte auront l’unique droit d’apprendre leur échec. Pour la médecine, plus de soins aboutiront à plus de souffrances : le riche se fera soigner toujours plus pour les maux engendrés par la médecine, tandis que le pauvre se contentera d’en souffrir.
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+Passé le second seuil, les sous-produits de l’industrie médicale affectent des populations entières. Dans les pays riches, la population vieillit. Dès qu’on entre sur le marché du travail, on se met à épargner pour contracter des assurances qui vous garantiront, pour une durée de plus en plus longue, les moyens de consommer les services d’une gériatrie coûteuse. Aux États-Unis, 27 % des dépenses médicales se font en faveur des vieillards qui représentent 9 % de la population. Fait significatif, le premier terrain de collaboration scientifique choisi par Nixon et Brejnev concerne les recherches sur les maladies des riches vieillissants. De toute la terre, les capitalistes accourent dans les hôpitaux de Boston, de Houston et de Denver pour recevoir les soins les plus rares et les plus coûteux, tandis qu’aux États-Unis mêmes, dans les classes pauvres, la mortalité infantile reste comparable à ce qu’elle est dans certains pays tropicaux d’Afrique ou d’Asie. Aux États-Unis, il faut être très riche pour se payer le luxe que tout le monde s’offre en pays pauvre : être assisté sur son lit de mort. En deux jours d’hôpital, un Américain dépense le revenu annuel moyen de la population mondiale. Dans les pays pauvres, grâce à la médecine moderne, plus d’enfants atteignent l’adolescence, et davantage de femmes survivent à des grossesses plus nombreuses. La population augmente, elle dépasse la capacité d’accueil de l’environnement naturel, elle rompt les digues et les structures de la culture traditionnelle. Les médecins occidentaux gavent de médicaments des gens qui, par le passé, avaient appris à vivre _avec_ leurs maladies. Le mal produit est bien pire que le mal guéri, car on engendre de nouveaux genres de maladie dont ni la technique moderne, ni l’immunité naturelle, ni la culture traditionnelle ne peuvent venir à bout. À l’échelle mondiale, et tout particulièrement aux États-Unis, la médecine fabrique une race d’individus vitalement dépendante d’un milieu toujours plus coûteux, toujours plus artificiel, toujours plus hygiéniquement programmé. Au congrès de l’American Medical Association en 1970, le président, sans soulever aucune opposition, exhortait ses collègues pédiatres à considérer tout nouveau-né comme un _patient_ jusqu’à ce qu’il soit certifié en bonne santé. Les enfants nés à l’hôpital, nourris sur ordonnance, bourrés d’antibiotiques, deviennent des adultes qui respirent un air vicié, mangent une nourriture empoisonnée, et vivent une existence d’ombres dans la grande ville moderne. Il leur en coûtera encore plus cher pour élever leurs enfants qui, à leur tour, seront encore plus dépendants du monopole médical. Le monde entier devient un hôpital peuplé de gens qui doivent, à longueur de vie, se plier aux règles d’hygiène et aux prescriptions médicales.
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+Cette médecine bureaucratisée gagne la planète entière. En 1968, le Collège de Médecine de Changhaï a dû se rendre à l’évidence : « Nous produisons de soi-disant médecins de première classe… qui ignorent l’existence de cinq cents millions de paysans et servent seulement les minorités urbaines… Ils engagent de grands frais de laboratoire pour des examens de routine…, prescrivent sans nécessité d’énormes quantités d’antibiotiques… et, en l’absence d’hôpitaux et de laboratoires, se trouvent réduits à expliquer les mécanismes de la maladie à des gens pour qui ils ne peuvent rien et à qui cette explication n’apporte rien. » Cette prise de conscience, en Chine, a conduit à une inversion de l’institution. En 1971, rapporte le même Collège, un million de travailleurs de la santé ont atteint un niveau acceptable de compétence. Ces travailleurs sont des paysans. Pendant la saison creuse, ils suivent des cours accélérés : ils apprennent la dissection sur un cochon, réalisent les analyses de laboratoire les plus courantes, acquièrent des connaissances élémentaires de bactériologie, de pathologie, de médecine clinique, d’hygiène et d’acupuncture. Puis ils font leur apprentissage avec des médecins ou des travailleurs de la santé déjà exercés. Après cette première formation, ces _médecins aux pieds nus_ conservent leur travail antérieur, mais s’en absentent si nécessaire pour s’occuper de leurs camarades. Voici ce dont ils sont responsables : l’hygiène du milieu de vie et de travail, l’éducation sanitaire, les vaccinations, les premiers soins, la surveillance des convalescents, les accouchements, le contrôle des naissances et les méthodes d’avortement.
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+Dix ans après que la médecine occidentale eut franchi le second seuil, la Chine entreprenait de former un travailleur de santé compétent pour chaque centaine de citoyens. Son exemple prouve qu’il est possible d’inverser d’un coup le fonctionnement d’une institution dominante. Reste à voir jusqu’à quel point cette déprofessionnalisation peut tenir malgré le triomphe de l’idéologie de la croissance illimitée, et la pression des médecins classiques soucieux d’incorporer leurs homonymes aux pieds nus dans la hiérarchie médicale, d’en faire une infanterie de sans-grade, travaillant à temps partiel.
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+Mais partout on monte en épingle les symptômes de la maladie de la médecine, sans prendre en considération le désordre profond du système qui les engendre. Les avocats des pauvres accusent l’American Medical Association d’être un bastion de préjugés capitalistes, et ses membres de se remplir les poches. Les porte-parole des minorités critiquent l’absence de contrôle social sur l’administration de la santé et l’organisation des systèmes de soins. Veulent-ils nous faire croire qu’en participant aux conseils d’administration des hôpitaux, ils pourront contrôler les agissements du corps médical ? Les porte-parole de la communauté noire trouvent scandaleux que les fonds de la recherche soient concentrés sur les maladies qui frappent les Blancs vieillissants et surnourris. Ils exigent que des recherches soient engagées sur une forme particulière d’anémie, qui atteint seulement les Noirs. L’électeur espère qu’avec la fin de la guerre du Vietnam, on affectera plus de fonds à la croissance de la production médicale. Toutes ces accusations et ces critiques portent sur les symptômes d’une médecine qui prolifère comme une tumeur maligne et produit la hausse des coûts et de la demande, avec un moins-être général.
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+La crise de la médecine a des racines beaucoup plus profondes qu’on pourrait le croire à la seule vue de ses symptômes. Elle fait partie intégrante de la crise de toutes les institutions industrielles. Une organisation complexe de spécialistes s’est développée. Financée et encouragée par la collectivité, elle s’est efforcée de produire une _meilleure_ santé. Les clients n’ont pas manqué, volontaires pour toutes les expériences. Le résultat est qu’on a maintenant perdu le droit de se dire soi-même malade : il faut produire un certificat médical. Bien plus, c’est au médecin comme représentant de la société qu’il revient à présent de choisir l’heure de la mort du patient. Comme le condamné à mort, le malade est scrupuleusement surveillé pour éviter qu’il ne trouve la mort quand elle le saisit.
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+Les dates de 1913 et 1955, que nous avons choisies comme indicatrices des deux seuils de mutation, ne sont pas contraignantes. L’important est de comprendre ceci : au début du siècle la pratique médicale s’est engagée dans la vérification scientifique de ses résultats empiriques. L’application de la mesure a marqué pour la médecine moderne le franchissement de son premier seuil. Le second seuil fut atteint lorsque l’utilité marginale du plus-de-spécialisation se mit à décroître, pour autant qu’elle soit quantifiable en termes de bien-être du plus grand nombre. Ce dernier seuil a été dépassé lorsque la _désutilité_ marginale s’est mise à croître à mesure que la croissance de l’institution médicale en venait à signifier davantage de souffrances pour plus de gens. C’est alors que l’institution médicale redoubla d’ardeur pour chanter victoire. Les virtuoses de nouvelles spécialités mettaient soudain en vedette quelques individus atteints de maladies rares. La pratique médicale se centrait sur des opérations spectaculaires effectuées par des équipes hospitalières. La foi dans l’opération-miracle aveuglait le bon sens et ruinait l’antique sagesse en matière de santé et de guérison. Les médecins répandaient l’usage immodéré des drogues chimiques dans le grand public. À présent, le coût social de la médecine n’est plus mesurable en termes classiques. Comment mesurer les faux espoirs, le poids du contrôle social, la prolongation de la souffrance, la solitude, la dégradation du patrimoine génétique et le sentiment de frustration engendrés par l’institution médicale ?
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+D’autres institutions industrielles ont franchi ces deux seuils. C’est le cas, en particulier, des grandes industries tertiaires et des activités productives, organisées _scientifiquement_ depuis le milieu du XIXe siècle. L’éducation, les postes, l’assistance sociale, les transports et même les travaux publics ont suivi cette évolution. Dans un premier temps, on applique un nouveau savoir à la solution d’un problème clairement défini et des critères scientifiques permettent de mesurer le gain d’efficience obtenu. Mais, dans un deuxième temps, le progrès réalisé devient un moyen d’exploiter l’ensemble du corps social, de le mettre au service des valeurs qu’une élite spécialisée, garante de sa propre valeur, détermine et révise sans cesse.
+
+Dans le cas des transports, il a fallu un siècle pour passer de la libération par les véhicules à moteur à l’esclavage de la voiture. Les transports à vapeur ont commencé d’être utilisés pendant la guerre de Sécession. Ce nouveau système a donné à beaucoup de gens la possibilité de voyager en chemin de fer à la vitesse d’un carrosse royal, et dans un confort dont nul roi n’avait osé rêver. Peu à peu on se mit à confondre bonne circulation et grande vitesse. Depuis que l’industrie des transports a franchi son second seuil de mutation, les véhicules créent plus de distances qu’ils n’en suppriment. L’ensemble de la société consacre de plus en plus de temps à la circulation qui est supposée lui en faire gagner. L’Américain type consacre, pour sa part, plus de 1500 heures par an à sa voiture : il y est assis, en marche ou à l’arrêt, il travaille pour la payer, pour acquitter l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et les impôts. Il consacre donc quatre heures par jour à sa voiture, qu’il s’en serve, s’en occupe ou travaille pour elle. Et encore, ici ne sont pas prises en compte toutes ses activités orientées par le transport : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à regarder à la télévision la publicité automobile, le temps passé à gagner de l’argent pour voyager pendant les vacances, etc. À cet Américain, il faut donc 1500 heures pour faire 10 000 kilomètres de route ; 6 kilomètres lui prennent une heure.
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+La vision que l’on a de la crise sociale actuelle est illuminée par la compréhension des deux seuils de mutation décrits ci-dessus. En une décennie plusieurs institutions dominantes ont, ensemble, sauté gaillardement le second seuil. L’école n’est plus un bon outil d’éducation, ni la voiture un bon outil de transport, ni la chaîne de montage un mode acceptable de production. L’école produit des cancres et la vitesse dévore le temps.
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+La réaction caractéristique des années 60 devant la montée de l’insatisfaction a été l’ _escalade_ de la technique et de la bureaucratie. L’escalade du pouvoir de s’autodétruire devient le rite sacrificiel des sociétés hautement industrialisées. La guerre du Vietnam a été, à cet égard, l’occasion d’un dévoilement et d’une occultation. Elle a dévoilé à la planète entière le rituel _en exercice_ sur un petit champ de bataille. Mais, ce faisant, elle a détourné notre attention des secteurs soi-disant paisibles où le même rite est répété plus discrètement. L’histoire de la guerre démontre qu’une armée conviviale de cyclistes et de piétons peut retourner à son profit le déferlement de puissance anonyme de l’ennemi. Pourtant, maintenant que la guerre est « finie », nombreux sont les Américains qui pensent qu’avec l’argent dépensé annuellement à se faire vaincre par les Vietnamiens, il serait possible de vaincre plutôt la pauvreté domestique. D’autres veulent affecter les vingt milliards de dollars du budget de guerre au renforcement de la coopération internationale, ce qui en multiplierait par dix les ressources actuelles. Ni les uns ni les autres ne comprennent que la même structure institutionnelle sous-tend la guerre pacifique contre la pauvreté et la guerre sanglante contre la dissidence. Tous haussent encore d’un degré l’escalade qu’ils entendent éliminer.
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+## La reconstruction conviviale
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+### L outil et la crise
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+Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur.
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+La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine _pour l’homme_ et d’éduquer l’homme à _servir la machine_. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse.
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+La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil _avec lequel travailler_ , non d’un outillage qui _travaille à sa place_. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.
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+Je crois qu’il faut _inverser_ radicalement les institutions industrielles, _reconstruire_ la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l’efficacité et l’autonomie : c’est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable.
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+Qu’il se déplace ou qu’il demeure, l’homme a besoin d’outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L’homme qui chemine et prend des simples n’est pas l’homme qui fait du cent sur l’autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L’outil et donc la fourniture d’objets et de services varient d’une civilisation à l’autre.
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+L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n’ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu’on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l’état pur, ils sont privés de _convivialité_.
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+J’entends par _convivialité_ l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l’individu aux messages émis par un autre usager, qu’il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu’il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. _La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces_. Lorsqu’une société, n’importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d’un certain niveau, elle devient la proie du manque ; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l’envi.
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+### L alternative
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+L’institution industrielle a ses fins qui justifient les moyens. Le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité. La société déracinée d’aujourd’hui nous apparaît dès lors comme un théâtre de la peste, un spectacle d’ombres productrices de demandes et génératrices de manques. C’est seulement _si_ _l’_ _on inverse la logique de l’institution_ qu’il devient possible de renverser le mouvement. Par cette inversion radicale, la science et la technologie modernes ne seront pas annihilées, mais doteront l’activité humaine d’une efficacité sans précédent. Par cette inversion, toute industrie et toute bureaucratie ne seront pas détruites, mais éliminées comme entraves à d’autres modes de production. Et la convivialité sera restaurée au coeur de systèmes politiques qui protègent, garantissent et renforcent l’exercice optimal de la ressource la mieux distribuée sur terre : _l’énergie personnelle que contrôle la personne_. J’entends établir qu’à partir de maintenant, il nous faut assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les outils et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative. J’entends démontrer qu’à cet effet il nous faut expliciter la structure formelle commune au procès de décision éthique, légale et politique : c’est elle qui garantit que _la limitation et le contrôle des outils sociaux_ soient le fait d’un processus de participation et non d’un oracle d’experts.
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+L’idéal proposé par la tradition socialiste ne se traduira dans la réalité que si l’on inverse les institutions régnantes et que si l’on substitue à l’outillage industriel des outils conviviaux. En retour, le réoutillage de la société a toutes les chances de rester un voeu pieux si les idéaux socialistes de justice ne l’emportent pas. C’est pourquoi il faut saluer la crise ouverte des institutions dominantes comme l’aube d’une _libération_ révolutionnaire à l’égard de celles qui mutilent la liberté élémentaire de l’être humain, dans le seul but de gaver toujours plus d’usagers. Cette crise planétaire des institutions peut nous faire accéder à un _nouvel état de conscience_ touchant la nature de l’outil et l’action à mener pour que la majorité des gens en prennent le contrôle. Si les outils ne sont pas dès maintenant soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates du bien-être et des bureaucrates de l’idéologie nous fera crever de « bonheur ». La liberté et la dignité de l’être humain continueront à se dégrader, ainsi s’établira un asservissement sans précédent de l’homme à son outil.
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+À la menace d’une apocalypse technocratique, j’oppose la vision d’une société conviviale. La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l’égale liberté d’autrui.
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+### Les valeurs de base
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+De nos jours, on a tendance à confier à un corps de spécialistes la tâche de sonder et de dire le futur. On remet le pouvoir aux hommes politiques qui promettent de construire la méga-machine à produire le futur. On accepte une croissante disparité des niveaux d’énergie et de pouvoir, car le développement de la productivité requiert l’inégalité. Plus la distribution est égalitaire, plus le contrôle de la production est centralisé. Les institutions politiques elles-mêmes fonctionnent comme des mécanismes de pression et de répression qui dressent le citoyen et redressent le déviant, pour les rendre conformes aux objectifs de production. Le Droit est subordonné au bien de l’institution. Le consensus de la foi utilitaire rabaisse la justice au simple rang d’une distribution équitable des produits de l’institution.
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+Une société qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par la plus grande consommation de biens et de services industriels mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne. Une solution politique de rechange à cet utilitarisme définirait le bien par la capacité de chacun de façonner l’image de son propre avenir. Cette redéfinition du bien ne devient opérationnelle que par l’application de critères négatifs. Il s’agit avant tout de proscrire les outils et les lois qui entravent l’exercice de la liberté personnelle. Une telle entreprise collective limiterait les dimensions des outils afin de défendre des valeurs essentielles que j’appellerai : _survie, équité, autonomie créatrice_ , mais qu’on pourrait également désigner par les trois critères mathématiques de _viabilité_ , courbe de _distribution des inputs_ et courbe de _contrôle des outputs_. Ces valeurs sont à la base de toute structure conviviale, même si lois et moeurs varient d’une culture à l’autre.
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+Chacune de ces valeurs limite à sa manière l’outil. La _survie_ est la condition nécessaire, mais non suffisante de l’équité : on peut survivre en prison. L _’équité_ , dans la distribution des produits industriels, est la condition nécessaire, mais non suffisante d’un travail convivial : on peut devenir prisonnier de l’outillage. L’ _autonomie_ comme pouvoir de contrôle sur l’énergie enveloppe les deux premières valeurs citées et définit le _travail convivial_. Celui-ci a pour condition l’établissement de structures qui rendent possible cette distribution équitable de l’énergie. Nous devons et, grâce au progrès scientifique, nous pouvons édifier une société post-industrielle en sorte que l’exercice de la créativité d’une personne n’impose jamais à autrui un travail, un savoir ou une consommation obligatoire. À l’âge de la technologie scientifique, _seule une structure conviviale de l’outil peut conjuguer survie et équité_. L’équité demande à la fois qu’on partage le pouvoir et l’avoir. Tandis que la course à l’énergie conduit à l’holocauste, la centralisation du contrôle de l’énergie entre les mains d’un léviathan bureaucratique sacrifierait le contrôle égalitaire de l’énergie à la fiction d’une distribution équitable des produits obtenus. La structuration conviviale des outils est une nécessité et une urgence dès lors que la science libère de nouvelles formes d’énergie. Une structure conviviale de l’outil rend l’équité réalisable et la justice praticable, elle constitue la seule garantie de survie.
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+### Le prix de cette inversion
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+Pourtant le passage du présent état de choses à un mode de production convivial menacera beaucoup de gens jusque dans leur possibilité de survivre. Dans l’opinion de l’homme industrialisé, les premiers à souffrir et à mourir en raison des limites imposées à l’industrie seraient les pauvres. Mais déjà la domination de l’homme sur l’outil a pris un tour suicidaire. La survie du Bangla-Desh dépend du blé canadien et la santé des New-Yorkais demande la mise à sac des ressources planétaires. Le passage à une société conviviale s’accompagnera d’extrêmes souffrances : famine chez les uns, panique chez les autres. Cette transition, seuls ont le droit de la souhaiter ceux qui savent que l’organisation industrielle dominante est en train de produire des souffrances encore pires sous prétexte de les soulager. Pour être possible, la survie dans l’équité exige des sacrifices et postule un choix. Elle exige un renoncement général à la surpopulation, à la surabondance et au surpouvoir, qu’ils soient le fait d’individus ou de groupes. Cela revient à renoncer à cette illusion qui substitue au souci du prochain, c’est-à-dire du _plus proche_ , l’insupportable prétention d’organiser la vie aux antipodes. Cela revient à renoncer au pouvoir, pour le service des autres comme de soi. La survie dans l’équité ne sera ni le fait d’un oukase des bureaucrates ni l’effet d’un calcul des technocrates. Elle est le résultat du réalisme des humbles. La convivialité n’a pas de prix, mais on sait trop bien ce qu’il en coûtera de se déprendre du modèle actuel. L’homme retrouvera la joie de la sobriété et l’austérité libératrice en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute-puissante.
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+### Les limites de ma démonstration
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+Je n’ai ici d’autre but que de fournir une méthodologie permettant de détecter les moyens qui se sont changés en fins. Je m’attache à la rugosité de l’outil, pas à la subtilité de l’intention. La rigueur de mon propos m’interdira de traiter des questions voisines, complémentaires ou subordonnées.
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+**1.** Il ne me servirait de rien d’offrir une fiction détaillée de la société future. Je veux donner un guide pour l’action et laisser libre cours à l’imagination. La _vie_ dans une société conviviale et moderne nous réservera des surprises qui dépasseront notre imagination et notre espérance. Je ne propose _pas une utopie normative_ , mais les conditions formelles d’une procédure qui permette à chaque collectivité de choisir continuellement son utopie réalisable. La convivialité est multiforme.
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+**2.** Je ne propose ici _ni un traité d’organisation_ des institutions _ni un manuel technique_ de fabrication de l’outil juste _ni un mode d’emploi_ de l’institution conviviale. Je ne suis ni le commis voyageur d’une « meilleure » technologie ni le propagandiste d’une idéologie. J’entends seulement définir des indicateurs qui clignotent chaque fois que l’outil manipule l’homme, afin de pouvoir proscrire les instruments et les institutions qui détruisent le mode de vie convivial. Ce manifeste est donc un guide, un détecteur, à utiliser comme tel. Le paradoxe est que nous sommes maintenant parvenus, dans notre habileté à outiller l’action humaine, à un niveau jadis impensable et que c’est pourtant justement à notre époque qu’il est devenu difficile d’imaginer une société simplement outillée, où l’homme pourrait parvenir à ses fins en utilisant une énergie placée sous contrôle personnel. Nos rêves sont standardisés, notre imagination industrialisée, notre fantaisie programmée. Nous ne sommes capables de concevoir que des systèmes hyper-outillés d’habitudes sociales, adaptés à la logique de la production de masse. Nous avons quasiment perdu le pouvoir de rêver un monde où la parole soit prise et partagée, où personne ne puisse limiter la créativité d’autrui, où chacun puisse changer la vie.
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+Le monde actuel est divisé en deux : il y a ceux qui n’ont pas assez et ceux qui ont trop ; ceux que les voitures chassent de la route et ceux qui conduisent ces voitures. Les pauvres sont frustrés et les riches toujours insatisfaits. Une société équipée du roulement à billes et qui irait au rythme de l’homme serait incomparablement plus efficace que toutes les sociétés rugueuses du passé, et incomparablement plus autonome que toutes les sociétés programmées du présent. Nous voici à l’âge des hommes-machines, incapables d’envisager, dans sa richesse et dans sa concrétude, le rayon d’action offert par des outils modernes maintenus dans certaines limites. Dans l’esprit de ces hommes, nulle place n’est réservée au saut qualitatif qu’impliquerait une économie en équilibre stable avec le monde qu’elle habite. Dans leur cervelle, nulle case ne s’offre pour une société libérée des horaires et des traitements que lui impose la croissance de l’outillage. L’homme-machine ne connaît pas la joie placée à portée de main, dans une pauvreté voulue ; il ne sait pas la sobre ivresse de la vie. Une société où chacun saurait ce qui est assez serait peut-être une société pauvre, elle serait sûrement riche de surprises et libre.
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+**3.** Je m’arrête à la structure de l’outil, _non à la structure de caractère de l’individu et de la communauté_. Bien sûr, la reconstruction sociale, spécialement dans les pays riches, implique que le regard acquière la transparence, que le sourire se fasse attentif et que les gestes s’adoucissent : elle exige une reconstruction de l’homme et du genre de la société. Mais ici je ne parle pas en psychologue, bien que je sois sûr que dominer l’outil permettra de réduire les distorsions du caractère social.
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+Chaque ville a son histoire et sa culture, et pourtant aujourd’hui chaque paysage urbain subit la même dégradation. Toutes les autoroutes, tous les hôpitaux, toutes les salles de classe, tous les bureaux, tous les grands ensembles et tous les supermarchés se ressemblent. Les mêmes outils produisent les mêmes effets. Tous les policiers en patrouille motorisée et tous les spécialistes en informatique se ressemblent ; sur toute la surface de la planète, ils ont la même apparence et font les mêmes gestes, alors que, d’une région à l’autre, les pauvres diffèrent. À moins de réoutiller la société, nous n’échapperons pas à la progressive homogénéisation de tous, au déracinement culturel et à la standardisation des relations personnelles. Une recherche complémentaire de celle que j’entreprends serait à mener sur les caractères de l’homme « industriel » qui entravent ou menacent le réoutillage. Mais je ne donne pas de recettes pour changer l’homme et refaire une nouvelle société, et je ne prétends pas savoir comment les personnalités et les cultures vont changer. Il est toutefois une certitude : une pluralité d’outils limités et d’organisations conviviales encouragerait une diversité de modes de vie, qu’elle tienne davantage de la mémoire, c’est-à-dire de l’héritage du passé, ou de l’invention, c’est-à-dire d’une création à nouveaux frais.
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+**4.** Je m’écarterais également de mon propos _en m’occupant de stratégie ou de tactique politique_. À l’exception, peut-être, de la Chine de Mao, aucun gouvernement actuel ne pourrait restructurer son projet de société en suivant une ligne conviviale. Les dirigeants des partis et des industries sont comme les officiers d’un bateau postés aux leviers de commande des institutions dominantes : entreprises multinationales, États, partis politiques et mouvements organisés, monopoles professionnels, etc. Ils peuvent changer de route, de cargaison et d’équipage, mais non de métier. Ils peuvent même produire une demande qui rencontre l’offre de l’outil, ou limiter cette offre pour maximaliser le profit. Le président d’une entreprise européenne ou celui d’une commune chinoise peut faciliter la participation complice des travailleurs à la direction de la production, mais il n’a pas le pouvoir d’inverser la structure de l’institution qu’il dirige.
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+Les institutions dominantes optimisent la production du méga-outillage et l’orientent vers un peuple de fantômes. Les dirigeants d’aujourd’hui forment une nouvelle classe d’hommes ; choisis pour leur personnalité, leur savoir et leur goût du pouvoir, ce sont des hommes entraînés à assurer tout à la fois la croissance du produit brut et la mise en condition du client. Ils détiennent le pouvoir et tiennent l’énergie, laissant au public l’illusion de conserver la propriété légale de l’outillage. Ce sont eux qu’il faut liquider. Mais il ne servirait à rien de les massacrer, surtout si c’est pour se borner à les remplacer. La nouvelle équipe au pouvoir se prétendrait seulement plus légitime, mieux fondée à manipuler ce pouvoir hérité et tout structuré. Il n’y a qu’une façon de liquider les dirigeants, c’est de briser la machinerie qui les rend nécessaires - et par là-même la demande massive qui assure leur empire. La profession de PDG n’a pas d’avenir dans une société conviviale, comme le professeur n’a pas de place dans une société sans école : une espèce s’éteint quand elle perd sa raison d’être.
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+L’inverse, c’est un milieu propice à la production qui est l’oeuvre d’un peuple anarchique. Mais le politicien qui a conquis le pouvoir est le dernier à comprendre le pouvoir du renoncement. Dans une société où la décision politique endigue l’efficacité de l’outil, non seulement les destins personnels s’épanouiront, mais de nouvelles formes de participation politique verront le jour. L’homme fait l’outil. Il se fait par l’outil. L’outil convivial supprime certaines échelles de pouvoir, de contrainte et de programmation, celles, précisément, qui tendent à uniformiser tous les gouvernements actuels. L’adoption d’un mode de production convivial ne préjuge en faveur d’aucune forme déterminée de gouvernement, pas plus qu’elle n’exclut une fédération mondiale, des accords entre nations, entre communes, ou le maintien de certains types de gouvernement traditionnels. Au coeur d’une société conviviale, il y a la vie politique, mais ici je m’en tiens à décrire les critères structuraux négatifs de la production et la structure formelle sur laquelle fonder un nouveau pluralisme politique.
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+**5.** Une méthodologie qui nous permette de détecter la destruction de la société par le méga-outillage postule la reconnaissance de la survie dans l’équité comme valeur fondamentale. Elle implique l’élaboration d’une théorie de justice. Mais ce manifeste ne peut être _ni un traité ni même un abrégé d’éthique_. Pour les nécessités de mon argumentation, je dois me contenter d’énoncer simplement les valeurs fondamentales de cette théorie.
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+**6.** Dans une société post-industrielle et conviviale, les problèmes économiques ne disparaîtront pas du jour au lendemain, pas plus qu’ils ne se résoudront d’eux-mêmes. Reconnaître que le PNB ne mesure pas le bien-être n’élimine pas le besoin d’une notion pour quantifier le transfert injuste du pouvoir. Assigner à la croissance industrielle des limites non monétaires et politiquement définies entraînera la révision de beaucoup de notions économiques consacrées, mais ne fera pas disparaître pour autant l’inégalité entre les hommes. Limiter l’exploitation de l’homme par l’outil risque de lui substituer de nouvelles formes d’exploitation de l’homme par l’homme. En fait, l’individu aura, plus qu’à l’âge industriel ou pré-industriel, le pouvoir de s’investir dans la société, de provoquer le changement.
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+Même limité, l’outil convivial sera incomparablement plus efficient que l’outil primitif et, à la différence de l’outillage industriel, il sera à la portée de chacun. Mais certains en tireront davantage de profit que d’autres. On dira que la limitation de l’outillage restera lettre morte tant qu’ _une nouvelle théorie économique_ n’aura pas atteint le stade opérationnel pour assurer la redistribution dans une société décentralisée. C’est tout à fait exact, mais _tel n’est pas_ _mon propos_. Je propose une théorie sur l’efficacité et la distribution des moyens de production, pas une théorie qui porte directement sur la réorganisation financière. Je propose d’identifier six classes de bornes imposables à l’expansion de la production : chacune d’entre elles représente une dimension naturelle dans laquelle les unités de mesure de l’économie sont réduites à une classe de facteurs sans dimension.
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+### L industrialisation du manque
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+Une méthodologie qui permette de repérer la perversion de l’outil devenu sa propre fin rencontrera une forte résistance chez ceux qui sont habitués à mesurer le bien en termes de francs ou de dollars. Platon disait que le mauvais homme d’État croit pouvoir tout mesurer et mêle la considération de l’inférieur et du supérieur à la recherche de ce qui convient mieux au but retenu. Notre attitude envers la production a été façonnée, au long des siècles, par la succession de tels hommes d’État. Peu à peu les institutions n’ont pas seulement façonné notre demande, elles ont aussi donné forme à notre logique, c’est-à-dire à notre sens de la mesure. D’abord on réclame ce que produit l’institution, bientôt on croit ne plus pouvoir s’en passer. Et moins on jouit de ce qui est devenu une nécessité, plus on ressent le besoin de le quantifier. Le besoin personnel devient un manque mesurable.
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+L’invention de l’« éducation » est un exemple de ce que j’avance. On a tendance à oublier que le besoin d’ _éducation_ , dans son acception moderne, est une invention récente. Elle était inconnue avant la Réforme, sinon comme le dressage du premier âge que les animaux et les hommes prodiguent à leurs petits. On la distinguait clairement de l’instruction, nécessaire à l’enfant, et de l’étude, où certains s’engageaient plus tard, sous la direction d’un maître. Pour Voltaire, l’éducation était encore un néologisme présomptueux, employé par des maîtres d’école infatués.
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+L’entreprise consistant à faire passer tous les hommes par des degrés successifs d’illumination a ses racines profondes dans l’alchimie, le Grand Art du Moyen Âge finissant. On considère à juste titre Jan Amos Comenius, évêque morave du XVIIe siècle, pansophiste et pédagogue ainsi qu’il se nommait lui-même, comme l’un des fondateurs de l’école moderne. Il fut l’un des premiers à proposer sept ou douze degrés d’apprentissage obligatoire. Dans sa _Magna Didactica_ , il décrit l’école comme un instrument pour « tout apprendre entièrement à tous » _(omnes, omnia, omnino)_ et il esquisse le projet d’une production en chaîne du savoir qui diminue le coût et augmente la valeur de l’éducation, afin de permettre à chacun d’accéder à la plénitude de l’humanité. Mais Comenius ne fut pas seulement l’un des premiers théoriciens de la production de masse, ce fut aussi un alchimiste qui adapta le vocabulaire technique de la transmutation des éléments à l’art d’élever les enfants. L’alchimiste veut raffiner les éléments de base en purifiant leurs esprits à travers douze étapes successives d’illumination. Au terme de ce processus, pour leur plus grand bien et celui de l’univers, les éléments sont transformables en métal précieux : le résidu de matière ayant subi sept classes de traitement donne de l’argent, et ce qui subsiste après douze épreuves donne de l’or. Naturellement les alchimistes échouaient toujours, quelle que fût la constance de leurs efforts, mais toujours leur science en fournissait une nouvelle bonne raison, et ils se remettaient à la tâche avec ténacité. L’échec de l’alchimie culmine dans l’échec de l’industrie.
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+Le mode industriel de production a été pour la première fois pleinement rationalisé à l’occasion de la fabrication d’un nouveau bien de service : _l’éducation_. La pédagogie a ajouté un chapitre à l’histoire du Grand Art. L’éducation devint la quête du processus alchimique d’où naîtrait un nouveau type d’homme, requis par le milieu façonné par la magie scientifique. Mais, quel que fût le prix payé par les générations successives, il se révéla chaque fois que la plupart des élèves n’étaient pas dignes d’accéder aux plus hauts degrés de l’illumination, et devaient être exclus du jeu parce qu’inaptes à mener la « vraie » vie offerte en ce monde créé par l’homme.
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+La redéfinition des processus d’acquisition du savoir en termes de scolarisation n’a pas seulement justifié l’école en lui donnant l’apparence de la nécessité ; elle a aussi créé une nouvelle sorte de pauvres, les non-scolarisés, et une nouvelle sorte de ségrégation sociale, la discrimination de ceux qui manquent d’éducation par ceux qui sont fiers d’en avoir reçu. L’individu scolarisé sait exactement à quel niveau de la pyramide hiérarchique du savoir il s’en est tenu, et il connaît avec précision sa distance au pinacle. Une fois qu’il a accepté de se laisser définir d’après son degré de savoir par une administration, il accepte sans broncher par la suite que des bureaucrates déterminent son besoin de santé, que des technocrates définissent son manque de mobilité. Ainsi façonné à la mentalité du consommateur-usager, il ne peut plus voir la perversion des moyens en fins inhérente à la structure même de la production industrielle du nécessaire comme du luxe. Conditionné à croire que l’école peut lui fournir un stock de savoir, il en vient à croire également que les transports peuvent lui épargner du temps ou que, dans ses applications militaires, la physique atomique peut le protéger. Il s’accroche à l’idée que le niveau des salaires correspond au niveau de vie et que la croissance du tertiaire reflète une hausse de la qualité de la vie. En réalité l’industrialisation des besoins réduit toute satisfaction à un acte de vérification opérationnelle, remplace la joie de vivre par le plaisir d’appliquer une mesure.
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+Le service _éducation_ et l’institution _école_ se justifient mutuellement. La collectivité n’a qu’une seule façon de sortir de ce cercle vicieux, c’est de prendre conscience que l’institution en est arrivée à fixer elle-même les fins : l’institution pose des valeurs abstraites, puis les matérialise en enchaînant l’homme à des mécanismes implacables. Comment en sortir ? Il faut s’interroger soi-même : qui m’enchaîne, qui m’accoutume à ses drogues ? Poser la question, c’est déjà y répondre. C’est se libérer de l’oppression du non-sens et du manque, chacun reconnaissant sa propre capacité d’apprendre, de se mouvoir, de se soigner, de se faire entendre et comprendre. Cette libération est obligatoirement instantanée, car il n’y a pas de moyen terme entre l’inconscience et l’éveil. Le manque que la société industrielle entretient avec soin ne survit pas à la découverte que personnes et communautés peuvent elles-mêmes satisfaire leurs véritables besoins.
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+La définition industrielle des valeurs rend extrêmement difficile à l’usager de percevoir la structure profonde des moyens sociaux. Il a du mal à saisir qu’il existe une autre voie que l’aliénation du travail, l’industrialisation du manque et la surefficience de l’outil. Il a du mal à imaginer que l’on puisse gagner en rendement social ce que l’on perd en rentabilité industrielle. La crainte qu’en refusant le présent on retourne à l’esclavage du passé l’enferme dans la prison multinationale d’aujourd’hui, qu’elle s’appelle l’usine Berliet ou l’École.
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+Jadis l’existence dorée de quelques-uns s’appuyait sur l’asservissement des autres. L’efficience de chacun était faible : la vie aisée d’une minorité exigeait la mainmise sur le travail de la majorité. Or une série de récentes découvertes, très simples, mais inconcevables au XVIIIe siècle, ont augmenté l’efficience de l’homme. Le roulement à billes, la scie ou le soc de charrue en acier, la pompe ou la bicyclette ont multiplié le rendement horaire de l’homme et facilité son travail. Entre le haut Moyen Âge et le Siècle des Lumières, en Occident, plus d’un authentique humaniste s’est fourvoyé dans le rêve alchimique. L’illusion consistait à croire que la machine était un homme artificiel qui remplacerait l’esclave.
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+### L autre possibilité une structure conviviale
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+Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être. Tandis que la croissance de l’outillage au-delà des seuils critiques produit toujours plus d’uniformisation réglementée, de dépendance, d’exploitation et d’impuissance, le respect des limites garantirait un libre épanouissement de l’autonomie et de la créativité humaines. Il est bien clair que j’emploie le terme d _’outil_ au sens le plus large possible d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit né de l’activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c’est-à-dire mis au service d’une intentionnalité.
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+Un balai, un crayon à bille, un tournevis, une seringue, une brique, un moteur sont des outils au même titre qu’une automobile ou un téléviseur. Une usine de cassoulet ou une centrale électrique, qui sont des institutions productrices de biens, entrent aussi dans la catégorie de l’outil. Il faut également ranger dans l’outillage les institutions productrices de services comme l’école, l’organisation médicale, la recherche, les moyens de communication ou les centres de planification. Les lois du mariage ou les programmes scolaires façonnent la vie sociale au même titre que le réseau routier. La catégorie de l’outil englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine, la machine et son mode d’emploi, le code et son opérateur, le pain et les jeux du cirque. On voit que le champ couvert par le concept d’outil varie de culture à culture. Il dépend de la prise qu’une société donnée exerce sur sa structure et son environnement. Tout objet pris comme moyen d’une fin devient outil.
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+L’outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même. L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale.
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+L’outil est à la fois instrument de contrôle et transformateur d’énergie. L’homme dispose, on le sait, de deux types d’énergie, celle qu’il tire de lui-même (ou énergie métabolique) et celle qu’il puise à l’extérieur. Il manie la première, il manipule la seconde. C’est pourquoi je distinguerai de même entre l’outil maniable et l’outil manipulable.
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+_L’outil maniable_ adapte l’énergie métabolique à une tâche spécifique. Il est multivalent, comme le silex originel, le simple marteau ou le couteau de poche. Il est univalent, et hautement élaboré, comme le tour de potier, le métier à tisser, la machine à coudre à pédale ou la fraise du dentiste. L’outil maniable peut atteindre à la complexité d’une organisation de transports qui tire de l’énergie humaine le maximum de mobilité - tel un système de vélos et de tricycles auquel correspondrait un réseau de pistes cyclables peut-être couvertes et de stations d’entretien. L’outil maniable est conducteur d’énergie métabolique ; la main, le pied ont prise sur lui. L’énergie qu’il réclame est productible par quiconque mange et respire.
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+_L’outil manipulable_ est mû, au moins en partie, par l’énergie extérieure. Il peut servir à multiplier l’énergie humaine : les boeufs tirent la charrue, mais pour la guider il faut un laboureur. De même un monte-charge ou une scie électrique conjugue l’énergie métabolique avec l’énergie exogène. Cependant l’outil manipulable peut dépasser l’échelle humaine. L’énergie fournie par le pilote d’un avion supersonique ne représente plus une part significative de l’énergie consommée en vol. Le pilote est un simple opérateur, dont l’action est régie par les données qu’un ordinateur digère pour lui. Il y a encore quelqu’un dans le cockpit parce que l’ordinateur est imparfait, ou parce que le syndicat des pilotes de ligne est puissant et organisé.
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+_L’outil est convivial_ dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir ; on peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité.
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+Certaines institutions sont, structurellement, des outils conviviaux et ce, indépendamment de leur niveau technologique. Le téléphone en est un exemple. À la seule condition de pouvoir acheter un jeton, chacun peut appeler le correspondant de son choix, pour lui dire ce qu’il veut : les dernières informations boursières, des injures ou des paroles d’amour. Aucun bureaucrate ne pourra fixer d’avance le contenu d’une communication ; tout au plus, pourra-t-il en violer le secret ou au contraire le protéger. Quand des ordinateurs infatigables gardent occupées plus de la moitié des lignes californiennes et, de ce fait, restreignent la liberté des communications personnelles, c’est la compagnie téléphonique qui est fautive, car elle détourne l’exploitation d’une licence concédée à l’origine pour donner la parole aux personnes. Quand une population entière se laisse intoxiquer par un usage abusif du téléphone et perd ainsi l’habitude d’échanger des lettres ou des visites, l’erreur tient à ce recours immodéré à un nouvel outil, convivial par essence, mais dont la fonction est dénaturée par une fausse extension de son champ d’action.
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+L’outil maniable appelle l’usage convivial. S’il ne s’y prête pas, c’est que l’institution en réserve l’usage au monopole d’une profession, comme on le fait par exemple en plaçant les bibliothèques dans l’enceinte de l’école ou en décrétant que l’extraction des dents et autres simples interventions sont des actes médicaux réalisables par les seuls spécialistes. Mais l’outil peut aussi être l’objet d’une sorte de ségrégation ; c’est le cas lorsque des moteurs sont conçus de telle sorte qu’on ne puisse y faire soi-même de menues réparations avec une pince et un tournevis. Le monopole de l’institution sur ce type d’outils maniables est un abus, il pervertit l’usage de l’outil, mais celui-ci n’en est pas dénaturé pour autant, pas plus que le couteau du meurtrier ne cesse d’être un couteau.
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+Le caractère convivial ou non de l’outil ne dépend pas en principe de son niveau de complexité. Ce qui vient d’être dit du téléphone pourrait être répété point par point au sujet du système des postes, ou de celui des transports fluviaux en Indochine. Chacun de ces systèmes est une structure institutionnelle qui maximise la liberté de la personne, même s’il peut être détourné de sa fin et perverti dans son usage. Le téléphone est le produit d’une technique avancée ; les postes peuvent fonctionner à divers niveaux techniques, mais elles exigent toujours beaucoup d’organisation ; le réseau des canaux et des pirogues intègre une programmation minimale, dans le cadre d’une technique coutumière.
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+### L équilibre institutionnel
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+Lorsqu’elle approche de son second seuil, l’institution pervertit l’usage de l’outil maniable. Alors s’ouvre le règne des manipulations. On prend de plus en plus le moyen pour la fin. Ainsi réunir les conditions de l’enseignement coûte plus cher qu’enseigner et le coût de la formation n’est plus compensé par le fruit de la production. Les moyens de la fin poursuivie par l’institution deviennent de moins en moins accessibles à une personne autonome ou plus exactement s’intègrent dans une chaîne de maillons solidaires qu’il faut accepter en son entier. Aux États-Unis, sans voiture pas de voyage en avion, et sans voyage en avion pas de congrès de spécialistes. Les outils qui atteindraient les mêmes fins en exigeant moins de l’usager, en respectant sa liberté de manoeuvre, sont évincés du marché. Pendant que disparaissent les trottoirs, la complexité du réseau routier ne fait que croître.
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+Il est possible que certains moyens de production non conviviaux apparaissent comme désirables dans une société post-industrielle. Il est probable que, même dans un monde convivial, certaines collectivités choisissent d’avoir plus d’abondance au prix d’une moindre créativité. Il est à peu près sûr que, pendant la période de transition, l’électricité ne sera pas partout le résultat d’une production domestique. Bien sûr, le conducteur d’un train ne peut ni s’écarter de la voie ferrée ni choisir ses arrêts ou son horaire. Les cap-horniers n’étaient pas moins assujettis à une route précise que les pétroliers modernes, bien au contraire. La transmission des messages téléphoniques se fait sur une certaine bande de fréquence, elle doit être dirigée par une administration centrale, même si elle ne concerne qu’une zone limitée. En vérité, il n’y a aucune raison pour proscrire d’une société conviviale tout outil puissant et toute production centralisée. Dans l’optique conviviale, l’équilibre entre la justice dans la participation et l’égalité dans la distribution peut varier d’une société à l’autre, en fonction de l’histoire, des idéaux et de l’environnement de cette société.
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+Il n’est pas essentiel que les institutions manipulatrices ou les biens et les services susceptibles d’intoxiquer soient totalement absents d’une société conviviale. Ce qui importe, c’est qu’une telle société réalise un équilibre entre d’une part l’outillage producteur d’une demande qu’il est conçu pour satisfaire, et de l’autre les outils qui stimulent l’accomplissement personnel. Le premier matérialise des programmes abstraits concernant les hommes en général ; les seconds favorisent l’aptitude de chacun à poursuivre ses fins, à sa manière propre, inimitable.
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+Il n’est pas question de proscrire un outil du seul fait que, selon l’un de nos critères de classification, nous pouvons le dire anticonvivial. Ces critères sont des guides pour l’action. Une société peut s’en servir pour restructurer la totalité de son outillage, en fonction du style et du degré de convivialité qu’elle désire. Une société conviviale n’interdit pas l’école. Elle proscrit le système scolaire perverti en outil obligatoire, fondé sur la ségrégation et le rejet des recalés. Une société conviviale ne supprime les transports interurbains à grande vitesse que si leur existence empêche de garantir à l’ensemble de la population la possibilité de circuler à la vitesse et au rythme souhaités. Une société conviviale n’est même pas tenue de refuser la télévision, bien que celle-ci laisse à la discrétion de quelques producteurs et beaux parleurs le soin de choisir et de fabriquer ce qu’on fera « avaler » à la masse des téléspectateurs ; mais une telle société doit protéger la personne contre l’obligation de se transformer en voyeur. On le voit, les critères de la convivialité ne sont pas des règles à appliquer mécaniquement, ce sont des indicateurs de l’action politique, qui concernent ce qu’il faut éviter. Critères de détection d’une menace, ils permettent à chacun de faire valoir sa propre liberté.
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+### L aveuglement présent et l exemple du passé
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+Dans le temps présent, les critères institutionnels de l’action humaine sont à l’opposé des nôtres, y compris dans les sociétés marxistes où la classe des travailleurs se croit au pouvoir. Le planificateur socialiste rivalise avec le chantre de la libre entreprise, pour démontrer que ses principes assurent à une société le maximum de productivité. La politique économique socialiste se définit bien souvent par le souci d’accroître la productivité industrielle de tout pays socialiste. Le monopole de l’interprétation industrielle du marxisme sert de barrage et de moyen de chantage contre toute forme de marxisme hétérodoxe. Reste à savoir si la Chine, après la mort de Mao, abandonnera elle aussi la convivialité productive pour se tourner vers la productivité standardisée. L’interprétation exclusivement industrielle du socialisme permet aux communistes et aux capitalistes de parler le même langage, de mesurer de semblable façon le degré de développement atteint par une société. Une société où la plupart des gens dépendent, quant aux biens et aux services qu’ils reçoivent, des qualités d’imagination, d’amour et d’habileté de chacun, est de la sorte considérée comme _sous-développée_. En retour, une société où la vie quotidienne n’est plus qu’une suite de commandes sur le catalogue du grand magasin universel est tenue pour _avancée_. Et le révolutionnaire n’est plus qu’un entraîneur sportif : champion du Tiers Monde ou porte-parole des minorités sous-consommatrices, il endigue la frustration des masses à qui il révèle leur _retard_ ; il canalise la violence populaire et la transforme en _énergie de rattrapage_.
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+Chacun des aspects de la société industrielle est une composante d’un système d’ensemble qui implique l’escalade de la production et l’augmentation de la demande indispensable pour justifier le coût social total. C’est pourquoi, en concentrant la critique sociale sur la mauvaise gestion, la corruption, l’insuffisance de la recherche ou le retard technologique, on ne fait que distraire l’attention du public du seul problème qui compte : la structure inhérente à l’outil pris comme moyen et déterminant un manque général croissant. Une autre erreur consiste à croire que la frustration actuelle est due principalement à la propriété privée des moyens de production et que l’appropriation publique de ces moyens par l’intermédiaire d’un organisme central de planification protégerait les intérêts de la majorité et conduirait à une répartition équitable de l’abondance. La structure antihumaine de l’outil ne sera pas transformée par le remède proposé. Aussi longtemps qu’on attaquera le trust Ford pour la seule raison qu’il enrichit Monsieur Ford, on entretiendra l’illusion que les usines Ford pourraient enrichir la collectivité. Aussi longtemps que la population supposera qu’elle peut tirer profit de l’automobile, elle ne tiendra pas grief à Ford de construire des voitures. Tant qu’elle partagera l’illusion qu’on peut augmenter la vitesse de déplacement de chacun, la société continuera à critiquer son propre système politique au lieu d’imaginer un autre système de transports. La solution, pourtant, est à portée de main : elle ne réside pas dans un certain mode d’appropriation de l’outil, mais dans la découverte du caractère de certains outils, à savoir que personne ne pourra jamais les _posséder._ Le concept d’appropriation ne saurait s’appliquer à un outillage incontrôlable. La question urgente serait de déterminer quels outils peuvent être contrôlés dans l’intérêt général et de comprendre qu’un outil incontrôlable représente une insupportable menace. Quant à savoir comment organiser un exercice privé du contrôle qui réponde à l’intérêt général, cela est secondaire.
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+Certains outils sont toujours destructeurs, quelles que soient les mains qui les détiennent, que ce soient la Mafia, les capitalistes, une firme multinationale, l’État ou même un collectif de travailleurs. Il en est ainsi par exemple pour les réseaux d’autoroutes à voies multiples, les systèmes de communication à grande distance qui utilisent une large bande de fréquence, et aussi l’exploitation minière à ciel ouvert, ou encore l’école. L’outil destructeur accroît l’uniformisation, la dépendance, l’exploitation et l’impuissance ; il dérobe au pauvre sa part de convivialité pour mieux frustrer le riche de la sienne.
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+L’homme moderne a du mal à penser le développement et la modernisation en termes d’abaissement plutôt que d’accroissement de la consommation d’énergie. Pour lui, une technique avancée rime avec une profonde intervention dans les processus physiques, mentaux et sociaux. Si nous voulons appréhender l’outillage avec justesse, il nous faut quitter l’illusion qu’un haut degré de culture implique une consommation d’énergie aussi élevée que possible. Dans les anciennes civilisations, les ressources en énergie étaient très équitablement réparties. Chaque être humain, par sa constitution biologique, disposait de toute l’énergie potentielle nécessaire sa vie durant pour transformer consciemment le milieu physique, selon sa volonté, puisque la source en était son propre corps à la seule condition d’être maintenu en bonne santé. Dans ces conditions, contrôler de plus grandes quantités d’énergie physique ne résultait que de manipulations psychiques ou d’une domination politique.
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+Pour édifier les pyramides de Teotihuacân, au Mexique, pour façonner les rizières en terrasses d’Ibagué, aux Philippines, les hommes n’ont guère eu besoin d’outils manipulables. La coupole de Saint-Pierre de Rome et les canaux d’Angkor Vat ont été faits sans engins de terrassement, à force de bras. Les généraux de César recevaient les nouvelles par l’entremise de _jinetes_ , les Fugger et les chefs incas utilisaient des coureurs. Jusqu’au XVIIIe siècle, les galères de la République de Venise et tous les messagers ont voyagé à moins de 120 kilomètres par jour. L’armée de Napoléon se déplaçait toujours à la lenteur de celle de César. La main ou le pied actionnait la navette et le rouet, le tour de potier et la scie à bois. L’énergie métabolique de l’homme alimentait l’agriculture, l’artisanat et la guerre. L’ingéniosité de l’individu canalisait l’énergie animale dans certaines tâches sociales. Les puissants de la terre n’avaient pas d’autre énergie à contrôler que celle fournie, de gré ou de force, par leurs sujets eux-mêmes.
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+Bien sûr, le métabolisme humain ne suffisait pas à procurer toute l’énergie désirable, mais il en restait, dans la majorité des cultures, la source principale. L’homme savait certes mettre à profit certaines forces naturelles. Il gardait le feu pour cuire ses aliments et, plus tard, pour forger des armes, il savait tirer l’eau de la terre, descendre les fleuves, naviguer à voile, utiliser la force de pesanteur, dresser l’animal à tirer sa charrue. Mais le total de ces ressources restait secondaire et de faible rendement. La société athénienne du VIe siècle ou celle du Quattrocento florentin savaient harmonieusement utiliser les forces naturelles, mais la construction des temples et des palais fut, pour l’essentiel, l’oeuvre de la seule énergie humaine. Certes, l’homme pouvait réduire une ville en cendres ou faire du Sahara un désert, mais cette explosion d’énergie une fois déclenchée échappait à son pouvoir de contrôle.
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+Il est possible de donner une valeur approchée de la somme d’énergie physique dont disposaient les sociétés traditionnelles. L’être humain brûle en moyenne 2500 calories par jour, dont les quatre cinquièmes servent uniquement à le maintenir en vie, à faire battre son coeur et tourner son cerveau. Le restant peut être appliqué à des tâches diverses, mais n’est pas tout entier transformable en travail. Il faut faire la part non seulement des jeux de l’enfance, mais aussi et surtout des activités de survie quotidienne : se lever, préparer la nourriture, se protéger contre le froid ou contre la menace d’autrui. Privé du ressort de ces activités, l’homme devient inapte au travail : la société peut les façonner, mais elle ne peut les supprimer pour affecter à d’autres tâches l’énergie qu’elles requièrent. La coutume, le langage et le Droit déterminent la forme des poteries que fabrique l’esclave, mais le maître ne peut priver son esclave de toit, sauf à se priver lui-même d’esclave. Par l’addition de multiples petites charges d’énergie individuelle mises à la disposition de la collectivité, on construisait des temples, on déplaçait des montagnes, on tissait des vêtements, on faisait la guerre, on transportait le monarque et on l’honorait.
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+L’énergie était limitée, elle était fonction du niveau de population, elle prenait source dans la vigueur des corps. Son efficacité dépendait du degré de développement - et de répartition dans la population - des outils maniables. L’outil donnait prise à l’énergie métabolique sur la tâche. Il jouait avec les forces, que ce soit celle de pesanteur ou celle du vent, mais il n’amplifiait pas la force de travail. Pour disposer de plus de pouvoir physique que le voisin, il fallait l’asservir. Si le maître utilisait des formes d’énergie non humaines, il ne pouvait les maîtriser que pour autant qu’il régnait sur d’autres hommes. Chaque paire de boeufs demandait un bouvier. Même le feu de la forge réclamait un gardien qui veillât sur lui. Le pouvoir politique était la maîtrise de la volonté d’autrui, la maîtrise de la force physique d’autrui était la détention de l’autorité.
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+Dans les sociétés pré-industrielles, le pouvoir politique ne pouvait contrôler que l’énergie _excédentaire_ fournie par la population. À chaque gain d’efficience obtenu grâce à un nouvel outil ou à un nouveau mode d’organisation, la population risquait d’être privée du contrôle de ce surplus d’énergie. Tout accroissement d’efficience permettait à la classe dominante de s’approprier une part accrue de l’énergie totale disponible. Ainsi à l’évolution des techniques correspondait une évolution parallèle des classes sociales. On taxait l’individu en lui enlevant une partie de son produit personnel, ou bien on l’affectait à des corvées supplémentaires. L’idéologie, la structure de l’économie, l’armement et le mode de vie favorisaient cette concentration de la maîtrise de l’énergie biologique en excédent entre les mains de quelques-uns.
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+Cependant une telle concentration n’a pas, d’une culture à l’autre, les mêmes effets sur la répartition des fruits de l’effort social. Au mieux elle accroît le rayon d’action des énergies personnelles. La société paysanne en Europe centrale, à la fin du Moyen Âge, en est un bon exemple. Trois récentes inventions - l’étrier, la ferrure des chevaux et le collier d’épaules - triplaient le rendement du cheval. Ainsi équipé, un cheval tirant la charrue rendait possible l’assolement triennal et la mise en culture de nouvelles terres ; attelé à une charrette, il élevait au carré le rayon d’action du paysan, d’où le mouvement de concentration de l’habitat en villages groupés autour d’une église, puis d’une école. Au pire, la concentration du pouvoir de disposer de l’énergie conduisit à l’établissement de grands empires propagés par des armées mercenaires et alimentés par des paysans réduits en esclavage.
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+Vers la fin de l’Âge du Fer, soit du règne d’Agrippa au siècle de Watt, la masse totale d’énergie disponible augmenta rapidement. En fait, la plupart des grandes mutations techniques antérieures à la découverte de l’électricité se sont produites au haut Moyen Âge. L’invention du trois-mâts qui tirait un meilleur parti de la force du vent rendit possible la navigation circumplanétaire. Le creusement des canaux européens et l’invention de l’écluse rendirent possibles des transports réguliers acheminant de lourdes charges. Les brasseurs, les teinturiers, les potiers, les briquetiers, les sucriers et les saliniers bénéficièrent de l’amélioration et de la diffusion des moulins à vent et des moulins à eau. À la forge située dans la forêt se substitue la forge au bord du torrent, au gros marteau les lourds moulinets des pilons broyeurs de minerai, au panier monté à dos d’homme le treuil qui permet de hisser des bennes. La force hydraulique actionne des soufflets pour l’aération des galeries ; grâce à des norias, elle pompe l’eau pour assécher le fond de la mine, et l’homme s’enfonce plus avant sous terre. On disait encore du paysan derrière sa charrue qu’il « laboure », du mineur on dira qu’il « travaille ». Puis le chariot muni d’un avant-train pivotant et d’essieux mobiles permet de doubler la vitesse de déplacement : en profitent pareillement la poste et le transport des passagers dès le XVIIIe siècle. Pour la première fois dans l’histoire des hommes, on peut franchir plus de 1oo kilomètres par jour. Villes et campagnes, les unes plus lentement que les autres, en furent transformées, peu à peu remodelées.
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+Dans son livre _The Myth of the machine : the Pentagon of power_, Lewis Mumford souligne les caractéristiques spécifiques qui firent de l’activité minière le prototype des formes ultérieures de mécanisation : « … indifférence aux facteurs humains, à la pollution et à la destruction du milieu, accent mis sur un processus physicochimique en vue d’obtenir le métal ou le carburant désiré et, par-dessus tout, isolement géographique et mental par rapport au monde concret du fermier et de l’artisan, et au monde spirituel de l’Église, de l’Université et de la Cité. Par son effet destructeur sur l’environnement et son mépris des risques imposés à l’homme, l’activité minière se rapproche beaucoup de l’activité guerrière - comme la guerre, la mine produit souvent un type d’homme dur et digne, habitué à affronter le danger et la mort (…), le soldat vu sous son meilleur jour. Mais l’ _animus_ destructeur de la mine, son sinistre labeur, son aura de misère humaine et de dégradation du paysage, tout cela, l’activité minière le transmit aux industries utilisatrices de sa production. Le coût social dépassait largement le gain mécanique ». Ainsi à l’outil actionné au rythme de l’homme succédait un homme agissant au rythme de l’outil et tous les modes d’agir humains s’en trouvaient transformés.
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+### Une nouvelle compréhension du travail
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+À la fin du Moyen Âge, le vieux rêve alchimique de fabriquer un _homoncule_ en laboratoire prit, peu à peu, la forme de la création de robots qui travaillent pour l’homme et de l’éducation de l’homme à travailler à leur côté. Cette nouvelle attitude envers l’activité productrice est reflétée par l’introduction d’un mot nouveau. _Tripalliare_ signifiait torturer sur le _trepalium_ , mentionné au VIe siècle comme étant un pal formé de trois épieux, supplice ayant remplacé dans le monde chrétien celui de la croix. Au XIIe siècle, le mot _travail_ en français, _trabajo_ en espagnol, désignait une épreuve douloureuse.
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+Il faut attendre le XVIe siècle pour que « travail » puisse être employé en lieu et place d _’ouvrage_ ou de _labeur_. À l’ _oeuvre (poièsis)_ de l’homme artiste et libre, au _labeur (poneros)_ de l’homme contraint par autrui ou par la nature, s’ajoute alors le _travail_ au rythme de la machine. Puis le mot « travailleur » glisse de sens vers « laboureur » et « ouvrier » : à la fin du XIXe siècle, les trois termes se distinguent à peine.
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+L’idéologie de l’organisation industrielle de l’outillage et de l’organisation capitaliste de l’économie vit le jour plusieurs siècles avant ce qu’il est convenu d’appeler la Révolution industrielle. Dès l’époque de Bacon, les Européens commencèrent à effectuer des opérations relevant d’un nouvel état d’esprit : gagner du temps, rétrécir l’espace, accroître l’énergie, multiplier les biens, jeter par-dessus bord les normes naturelles, prolonger la durée de la vie, remplacer les organismes vivants par des mécanismes qui les simulent ou amplifient une fonction particulière. De tels impératifs sont devenus les dogmes de la science et de la technique dans nos sociétés, ils n’ont valeur d’axiomes que parce qu’ils ne sont pas soumis à l’analyse. Le même changement d’état d’esprit est reflété par le passage du rythme rituel à la régularité mécanique : l’accent est mis sur la ponctualité, la mesure de l’espace et la comptabilisation des votes, de sorte que des objets concrets et des événements complexes sont transformés en quanta abstraits. Cette passion capitaliste pour un ordre répétitif a miné l’équilibre qualitatif entre l’ouvrier et son outillage faible.
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+L’émergence de nouvelles formes d’énergie et de pouvoir a changé le rapport que l’homme entretenait avec le temps. Le prêt à intérêt était condamné par l’Église comme une pratique contre nature : l’argent était par nature un moyen d’échange pour acheter le nécessaire, non un capital qui pût _travailler_ ou porter des fruits. Au XVIIe siècle, l’Église elle-même abandonna cette conception, quoique ce fût à regret, pour accepter le fait que les chrétiens étaient devenus des capitalistes marchands. L’usage de la montre se généralisa et, avec lui, l’idée du « manque » de temps. Le temps devint de l’argent : j’ai gagné du temps, il me reste du temps, comment vais-je le dépenser ? Je manque de temps, je ne peux pas me payer le luxe de gaspiller mon temps à cela ; une heure, c’est déjà ça de gagné !
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+Bientôt on commença à considérer ouvertement l’homme comme une source d’énergie. On chercha à mesurer la prestation quotidienne maximale que l’on pouvait attendre d’un homme, puis à comparer le coût de l’entretien et la puissance de l’homme avec ceux du cheval. L’homme fut redéfini comme source d’énergie mécanique. On remarqua que les galériens n’étaient pas très efficients puisqu’ils restaient liés au mouvement singulier de la rame. En revanche, les prisonniers condamnés au supplice de l’écureuil, encore utilisé au XIXe siècle dans les prisons anglaises, fournissaient une puissance rotative capable d’alimenter n’importe quelle nouvelle machine.
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+Le nouveau rapport de l’homme à son outillage durant la Révolution industrielle prend racine, comme le capitalisme, dans le XVIe siècle ; à son tour, il appela de nouvelles sources d’énergie. La machine à vapeur est plus un effet de cette soif d’énergie qu’une cause de la Révolution industrielle. Avec le chemin de fer, cette précieuse machine devint mobile et l’homme se fit usager. En 1782, la diligence franchissait 100 kilomètres par jour entre Paris et Marseille ; en 1855, Napoléon III se vantait de parcourir 100 kilomètres à l’heure. Peu à peu, la machine mit l’homme en mouvement : en 1900, un travailleur français non employé dans l’agriculture franchissait en moyenne trente fois autant de kilomètres que son homologue en 1850. C’est alors la fin tout à la fois de l’Âge du Fer et de la Révolution industrielle. À l’habileté à se mouvoir se substitue le recours aux transports. Le faire en série remplace le savoir-faire, l’industrialisation devient la norme.
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+Au XXe siècle, l’homme met en perce de gigantesques réservoirs naturels d’énergie. Le niveau énergétique ainsi atteint produit ses propres normes, il détermine les caractères techniques de l’outil et, plus encore, la place nouvelle de l’homme. À l’oeuvre, au labeur, au travail vient alors s’ajouter le service de la machine : obligé de s’adapter à son rythme, le travailleur se transforme en opérateur de moteurs ou en employé de bureau. Et le rythme de la production exige la docilité du consommateur qui accepte un produit standardisé et conditionné. Alors on a moins besoin de journaliers dans les champs, le serf cesse d’être rentable. Le travailleur, aussi, cesse d’être rentable, dès lors que l’automation achève la transformation ouverte par l’industrialisation, et poursuivie par la production de masse. Le charme discret du conditionnement abstrait par la méga-machine remplace le claquement du fouet à l’oreille de l’esclave-laboureur et l’avance implacable de la chaîne déclenche le geste stéréotypé de l’esclave-ouvrier.
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+Nous avons ainsi passé en revue quatre niveaux énergétiques qui peuvent marquer l’organisation d’une société, la structure de ses outils et le style dominant de ses activités productrices. Ces quatre organisations circonscrivent respectivement le champ de l’oeuvre indépendante et créatrice, du labeur sous la loi de la nécessité, du travail à la cadence de la chaîne et du fonctionnement « conditionné opérationnellement » à l’intérieur de la mégamachine. La manière dont ces différents genres d’activité participent aux échanges de l’économie et affrontent les lois du marché est révélatrice de leurs différences mutuelles. Le créateur d’une oeuvre ne peut pas s’offrir lui-même sur le marché, il peut seulement proposer le fruit de son activité. Le laboureur et le travailleur peuvent offrir à autrui leur force et leur compétence. Enfin la place du fonctionnaire et de l’opérateur est devenue elle-même une marchandise. Le droit d’opérer sur une machine et de bénéficier des privilèges afférents est obtenu à l’issue de la consommation d’une série de traitements préalables : curriculum scolaire, conditionnement professionnel, éducation permanente.
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+Nous sommes tous fils de notre temps et nous avons la plus grande peine à imaginer un type de production postindustriel et pourtant humain. Pour nous, limiter l’outillage industriel évoque le retour à l’enfer de la mine et au chronomètre de l’usine, ou au trimard du fermier qui a des concurrents mécanisés. L’ouvrier qui plonge un pneu dans une solution d’acide sulfurique bouillant doit répéter ce geste absurde et épuisant à chaque gémissement de la machine ; il est véritablement attaché à la machine. De son côté, le travail des champs n’est plus ce qu’il était pour le serf ou pour le paysan. Pour le serf, c’était le labeur au service d’un maître qui le commandait ; pour le paysan, c’était le labour de son champ à lui, il l’organisait en fonction de la croissance des plantes, de l’appétit des bêtes, et du temps qu’il ferait le lendemain. L’ouvrier agricole mexicain, qui va travailler aux États-Unis et ne dispose pas d’outils manipulables, se trouve dans une situation absurde. Il est pris entre deux feux : ou bien il doit s’épuiser à rivaliser avec les performances exécutées par ceux qui possèdent tracteurs et machines à usages multiples, ou bien il fait fonctionner cette machinerie moderne en ayant conscience d’être brimé, exploité et berné, avec le sentiment d’être une simple pièce de rechange pour la méga-machine. L’idée le dépasse qu’on puisse utiliser des outils maniables à la fois moins fatigants que l’ancienne charrue, moins aliénants que la moissonneuse-batteuse et plus productifs que l’une et l’autre.
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+Aucun des types d’outillage réalisables par le passé ne pouvait à la fois rendre possibles un genre de société et un mode d’activité marqués du sceau de l’efficience et de la convivialité. Mais aujourd’hui nous pouvons concevoir des outils qui permettent d’éliminer l’esclavage de l’homme à l’égard de l’homme, sans pour autant l’asservir à la machine. La condition de ce progrès est le renversement du cadre d’institutions qui régit l’application des résultats tirés des sciences et des techniques. De nos jours, l’avancée scientifique est identifiée à la substitution à l’initiative humaine d’un outillage programmé, mais ce qu’on prend ainsi pour l’effet de la logique du savoir n’est en bonne réalité que la conséquence d’un préjugé idéologique.
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+La science et la technique étayent le mode industriel de production et imposent de ce fait la mise au rancart de tout outillage spécifiquement lié à un travail autonome et créateur. Un tel processus n’est pas contenu en germe dans les découvertes scientifiques, et ce n’est pas davantage la conséquence nécessaire de leur application. C’est le résultat d’un parti pris absolu en faveur du développement du mode industriel de production. La recherche s’efforce de réduire partout les blocages secondaires qui entravent la croissance d’un processus spécifique de production. À chacune des découvertes ainsi obtenues par une programmation de longue date, on pavoise comme s’il s’agissait d’une coûteuse percée à grand-peine réalisée dans l’intérêt public. En fait, la recherche est presque totalement au service du développement industriel. Une technique avancée pourrait tout aussi bien réduire le poids du labeur et, de cent façons, servir l’expansion de l’oeuvre de production personnelle. Sciences de la nature et sciences de l’homme pourraient servir à créer des outils, tracer leur cadre d’utilisation et forger leurs règles d’emploi de sorte que l’on atteigne à une incessante recréation de la personne, du groupe et du milieu, à un total déploiement de l’initiative et de l’imagination de chacun.
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+Nous pouvons aujourd’hui comprendre la nature de façon nouvelle. Le tout est de savoir à quelles fins. C’est l’heure du choix entre la constitution d’une société hyper-industrielle, électronique et cybernétique, ou la réunion d’un large éventail d’outils modernes et conviviaux. Un même poids d’acier peut servir à produire une scie à métaux, une machine à coudre ou un élément industriel : dans les deux premiers cas, l’efficacité de mille personnes sera multipliée par trois ou par dix ; dans le dernier, une large part de leur savoir-faire perdra sa raison d’être. Il faut choisir entre distribuer à des millions de personnes, au même moment, l’image colorée d’un pitre s’agitant sur le petit écran, ou donner à chaque groupe humain le pouvoir de produire et de distribuer ses propres programmes dans les centres vidéo. Dans la première hypothèse, la technique est mise au service de la promotion du spécialiste régie par des bureaucrates. Toujours plus de planificateurs feront des études de marché, dresseront des équilibres prévisionnels et façonneront la demande de toujours plus de gens dans un nombre croissant de secteurs. Il y aura toujours plus de choses utiles fournies à des inutiles. Mais une autre possibilité s’offre. La science peut aussi s’employer à simplifier l’outillage, à rendre chacun capable de façonner son environnement immédiat, c’est-à-dire capable de se charger de sens en chargeant le monde de signes.
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+### La déprofessionnalisation
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+#### 1 la médecine
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+À l’image de ce que fit la Réforme en arrachant le monopole de l’écriture aux clercs, nous pouvons arracher le malade aux médecins. Il n’est pas besoin d’être très savant pour appliquer les découvertes fondamentales de la médecine moderne, pour déceler et soigner la plupart des maux curables, pour soulager la souffrance d’autrui et l’accompagner à l’approche de la mort. Nous avons du mal à le croire, parce que, compliqué à dessein, le rituel médical nous voile la simplicité des actes. J’ai une amie noire de dix-sept ans qui est récemment passée en jugement pour avoir soigné la syphilis primaire de cent trente camarades d’école. Un détail d’ordre technique, souligné par un expert, lui a valu l’acquittement : ses résultats étaient statistiquement meilleurs que ceux du Service de Santé américain. Six semaines après le traitement, elle a pu faire des examens de contrôle sur tous ses patients, sans exception. Il s’agit de savoir si le progrès doit signifier une indépendance accrue ou une croissante dépendance.
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+La possibilité de confier des soins médicaux à des non-spécialistes va à l’encontre de notre conception du _mieux-être_ , due à l’organisation régnante de la médecine. Conçue comme une _entreprise industrielle_ , elle est aux mains de _producteurs_ (médecins, hôpitaux, laboratoires pharmaceutiques) qui encouragent la diffusion des procédés de pointe coûteux et compliqués, et réduisent ainsi le malade et son entourage au statut de _clients_ dociles. Organisée en système de distribution sociale de bienfaits, la médecine incite la population à lutter pour obtenir toujours plus de soins dispensés par des professionnels en matière d’hygiène, de prévention, d’anesthésie ou d’assistance aux mourants. Jadis le désir de justice distributive se fondait sur la confiance dans l’autonomie. Aujourd’hui, figée dans le _monopole d’une hiérarchie monolithique_ , la médecine protège ses frontières en encourageant la formation de paraprofessionnels auxquels sont sous-traités les soins autrefois dispensés par l’entourage du malade. Ce faisant, l’organisation médicale protège son monopole orthodoxe de la concurrence déloyale de toute guérison obtenue par des moyens hétérodoxes. En fait, chacun peut soigner son prochain et, dans ce domaine, tout n’est pas nécessairement matière à enseignement. Simplement, dans une société où chacun pourrait et devrait soigner son prochain, certains seraient plus experts que d’autres. Dans une société où l’on naîtrait et mourrait chez soi, où l’infirme et l’idiot ne seraient pas bannis de la place publique, où l’on saurait distinguer la vocation médicale de la profession de plombier, il se trouverait des gens pour aider les autres à vivre, à souffrir et à mourir.
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+L’évidente complicité du professionnel et de son client ne suffit pas à expliquer la résistance du public à l’idée de déprofessionnaliser les soins. À la source de l’impuissance de l’homme industrialisé, on trouve l’autre fonction de la médecine présente qui sert de rituel pour conjurer la mort. Le patient se confie au médecin non seulement à cause de sa souffrance, mais par peur de la mort, pour s’en protéger. L’identification de toute maladie à la menace de mort est d’origine assez récente. En perdant la distinction entre la guérison d’une maladie curable et la préparation à l’acceptation du mal incurable, le médecin moderne a perdu le droit de ses prédécesseurs à se distinguer clairement du sorcier et du charlatan ; et son client a perdu la capacité de distinguer entre le soulagement de la souffrance et le recours à la conjuration. Par la célébration du rituel médical, le médecin masque la divergence entre le fait qu’il professe et la réalité qu’il crée, entre la lutte contre la souffrance et la mort d’un côté et l’éloignement de la mort au prix d’une souffrance prolongée de l’autre. Le courage de se soigner seul n’appartient qu’à l’homme qui a le courage de faire face à la mort.
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+#### 2 le système des transports
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+Au début des années 30, sous la présidence de Cardenas, le Mexique se dota d’un système moderne de transports. En quelques années, les quatre cinquièmes de la population furent touchés par les avantages du transport automobile. Les principaux villages furent reliés par des routes en terre ou des pistes. De gros camions, simples et solides, faisaient le trajet à une vitesse bien inférieure à 30 km/h. Les passagers s’entassaient sur des bancs cloués au plancher, tandis que les bagages et les marchandises étaient à l’arrière ou sur le toit. Sur de courtes distances, le camion ne battait pas des gens habitués à cheminer lourdement chargés, mais il donnait à chacun la possibilité de parcourir de longues distances. L’homme ne conduisait plus son cochon au marché : il le prenait avec lui dans le camion. N’importe qui, au Mexique, pouvait se rendre en n’importe quel point du pays en quelques jours.
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+Depuis 1945, chaque année, on dépense plus pour le système routier. On construit des autoroutes entre quelques grands centres. Des voitures fragiles filent sur des routes bien goudronnées. Les poids lourds vont d’une usine à l’autre. Les vieux camions tout terrain et tout usage ont été repoussés dans la montagne. Dans la plupart des régions, le paysan doit prendre un car pour aller au marché acheter des produits industrialisés, mais il lui est impossible de charger dans ce véhicule son cochon, aussi doit-il le vendre au marchand de bestiaux ambulant. Il finance la construction de routes qui profitent aux détenteurs des divers monopoles spécialisés. Il est obligé de le faire sous prétexte qu’en dernière instance, ce sera lui le bénéficiaire du progrès.
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+En échange d’un trajet occasionnel sur le siège capitonné d’un autobus à air conditionné, le Mexicain moyen a perdu beaucoup de la mobilité que lui assurait l’ancien système, sans pour autant gagner en liberté. Une étude menée dans deux grands États typiques au Mexique - l’un désertique, l’autre montagneux et tropical - confirme ces vues. Moins de 1 % de la population, dans chacun de ces deux États, a parcouru en 1970 plus de vingt kilomètres en moins d’une heure. Un système de vélos et de charrettes, motorisés au besoin, aurait constitué, pour 99 % de la population, une solution techniquement beaucoup plus efficace que le réseau d’autoroutes tant vanté. De tels véhicules peuvent être construits et entretenus à relativement peu de frais, ils opéreraient sur un réseau routier fort analogue à celui de l’Empire inca. L’argument en faveur de la production massive de voitures et de routes est qu’elles sont une condition du développement, que sans elles une région est coupée du marché mondial. Reste à savoir si l’intégration au marché monétaire, qui en est de nos jours l’éclatant symbole, est bien le but du développement.
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+Depuis quelques années, les avocats du développement commencent à admettre que les voitures, telles qu’on les utilise, ne sont pas efficientes. Ils attribuent ce manque d’efficience au fait que les véhicules sont conçus en vue de l’appropriation privée, et non du bien public. En fait, le système moderne des transports n’est pas efficient, parce qu’on assimile tout gain de vitesse à un progrès de la circulation. De même que l’exigence d’un mieux-être à tout prix, la course à la vitesse est une forme de désordre mental. En pays capitaliste, le grand voyage est une question d’argent. En pays socialiste, c’est une question de pouvoir. La vitesse est un nouveau facteur de stratification sociale dans les sociétés surefficientes.
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+L’intoxication à la vitesse est un bon terrain pour le contrôle social sur les conditions du développement. L’industrie des transports, sous toutes ses formes, avale 23 % du budget total de la nation américaine, consomme 35 % de l’énergie, est à la fois la principale source de pollution et la plus importante raison d’endettement des ménages. Cette même industrie dévore souvent une fraction encore plus lourde du budget annuel des municipalités latino-américaines. Ce qui apparaît sous la rubrique « développement », dans les statistiques, est en fait la voiture du médecin ou du politicien. Elle coûte plus cher à l’ensemble de la population qu’aux Égyptiens la construction de la plus grande pyramide.
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+La Thaïlande, par exemple, est célèbre dans l’histoire pour son système de canaux, les _klongs_. Ces canaux quadrillaient le pays. Ils assuraient la circulation des hommes, du riz et des impôts. Certains villages étaient isolés pendant la saison sèche, mais le rythme saisonnier de la vie faisait de cet isolement périodique une occasion de méditer et de faire la fête. Un peuple qui s’offre de longues vacances et les remplit d’activités n’est certainement pas un peuple pauvre. Durant les cinq dernières années, les canaux les plus importants ont été comblés et transformés en routes. Les conducteurs de bus sont payés au kilomètre, et les voitures restent encore peu nombreuses. Aussi, pendant une courte période, les Thaïlandais vont probablement battre les records mondiaux de vitesse en autobus. Mais ils vont payer cher la destruction de voies d’eau millénaires. Les économistes disent que les autobus et les voitures injectent de la monnaie dans l’économie. Cela est vrai, mais à quel prix ! Combien de familles vont perdre leur ancestral bateau de riz et, avec lui, la liberté ? Jamais les automobilistes n’auraient pu les concurrencer si la Banque mondiale ne leur avait payé les routes, et si le gouvernement thaïlandais n’avait promulgué de nouvelles lois qui autorisent la profanation des canaux.
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+#### 3 l industrie de la construction
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+Le Droit et la Finance sont derrière l’industrie, ils lui donnent le pouvoir d’ôter à l’homme la faculté de construire sa propre maison. Tout récemment, le Mexique a lancé un grand programme ayant pour but de fournir à chaque travailleur un logement décent. Dans un premier temps, on établit de nouvelles normes pour la construction d’unités d’habitation. Ces normes devaient protéger l’acquéreur d’une maison contre les abus de l’industrie de la construction. Mais, paradoxalement, ces normes mêmes ont privé encore plus de gens de la possibilité traditionnelle de se construire une maison. Car le nouveau code de l’habitat édicte des conditions minimales qu’un travailleur qui construit sa maison sur son temps libre ne peut pas remplir. De plus, le loyer d’un logement construit industriellement dépasse le revenu total de 80 % de la population. Ce « logement décent », comme on dit, ne peut être occupé que par des gens aisés ou par ceux à qui la loi octroie une allocation de logement.
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+Les logements qui ne satisfont pas aux normes industrielles sont décrétés dangereux et insalubres. On refuse une aide publique à l’écrasante majorité de la population, qui n’a pas les moyens d’acheter une maison, mais qui pourrait s’en construire une. Les fonds publics destinés à l’amélioration des conditions d’habitat dans les quartiers pauvres sont affectés à la construction de villes nouvelles, près des capitales provinciales et régionales, où pourront vivre les fonctionnaires, les ouvriers syndiqués et ceux qui ont du piston. Tous ces gens sont employés dans le secteur moderne de l’économie, ils _ont du travail_. On peut facilement les repérer à ce qu’ils parlent de leur travail au substantif. Les autres Mexicains, qui ne travaillent que de loin en loin, ou pas du tout, ou atteignent à peine le niveau de subsistance, utilisent la forme verbale quand, par hasard, il leur est possible de _travailler_.
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+Les gens qui ont du travail reçoivent des subventions pour construire leur maison ; en plus, tous les services publics sont organisés pour leur faire la vie belle. Dans la ville de Mexico, 10 % de la population consomme environ 50 % de l’eau courante et, sur le haut plateau, l’eau est très rare. Le code d’urbanisme impose des normes bien plus basses que celles des pays riches mais, en prescrivant comment il faut construire les maisons, il crée une croissante rareté de logements. La prétention d’une société à fournir des logements toujours meilleurs relève de la même aberration que celle des médecins à assurer toujours plus de mieux-être, ou que celle des ingénieurs à produire toujours plus de vitesse. On se fixe dans l’abstrait des buts impossibles à atteindre, ensuite on prend les moyens pour des fins.
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+Ce qui s’est passé au Mexique est arrivé dans toute l’Amérique latine, y compris à Cuba, dans les années 60\. C’est aussi arrivé au Massachusetts : en 1945, le tiers des ménages habitait une maison qui était soit entièrement l’oeuvre de ses occupants, soit bâtie sur leur plan et sous leur direction. En 1970, la proportion de telles maisons ne représentait plus que les 11 % du total. Entre-temps, le logement était devenu le problème n° 1\. Pourtant, grâce aux nouveaux outils et matériaux disponibles, construire une maison est devenu plus facile à présent, mais ce sont les institutions sociales - règlements, syndicats, clauses hypothécaires - qui s’y opposent à leur manière.
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+La plupart des gens ne se sentent réellement chez eux que si une part significative de la valeur de leur maison est le fruit de leur propre labeur. Une politique conviviale s’attacherait d’abord à définir ce qu’il est impossible d’obtenir par soi-même quand on bâtit sa maison. En conséquence, elle assurerait à chacun l’accès à un minimum d’espace, d’eau, d’éléments préfabriqués, d’outils conviviaux allant de la perceuse au monte-charge, et, probablement aussi, l’accès à un minimum de crédit. Une telle inversion de la politique actuelle donnerait à une société post-industrielle des logements modernes aussi séduisants pour ses membres que l’étaient, pour les anciens Mayas, les maisons qui sont encore la règle au Yucatan.
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+Aujourd’hui les soins, les transports, le logement sont conçus comme devant être les résultats d’une action qui exige l’intervention de professionnels. Cette intervention se concrétise par addition de quanta successifs, le quantum en étant l’unité de mesure minimale. Trois ans d’école ont de pires effets que l’absence de scolarisation : ils font de l’enfant qui abandonne un raté. Ce qui est vrai de l’école l’est aussi de la médecine, des transports, du logement, de l’agriculture ou de la justice. Les transports motorisés ne sont rentables qu’à partir d’une certaine vitesse. L’action en justice n’est rentable que si l’importance du dommage subi justifie le coût de la procédure. Semer de nouvelles espèces n’est rentable que si le fermier dispose de suffisamment de terres et de capital. Il est fatal que des outils surpuissants, conçus pour atteindre des buts sociaux fixés abstraitement, fournissent des produits par quanta inaccessibles au plus grand nombre. Au surplus, ces outils sont _intégrés_. C’est la même minorité qui utilise l’école, l’avion, le télétype et l’air conditionné. La productivité exige le recours à des quanta tout préparés de valeurs définies par les institutions et une gestion productive exige qu’un même individu ait accès à la fois à tous ces lots bien conditionnés. La demande de chaque produit spécifique est régie par la loi d’un milieu outillé qui concourt à maintenir l’environnement produit par les autres professions. Les gens qui vivent entre leur voiture et leur appartement dans un gratte-ciel doivent pouvoir terminer leur existence à l’hôpital. Par définition, tous ces biens sont rares et le deviennent de plus en plus à mesure que les professions se spécialisent et élèvent le niveau de normes qui les régissent. Dès lors, tout nouveau quantum lancé sur le marché frustre plus d’individus qu’il n’en comble.
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+Les statistiques qui démontrent la croissance du produit et la haute consommation par tête de quanta spécialisés masquent l’ampleur des coûts invisibles. Les gens sont mieux éduqués, mieux soignés, mieux transportés, mieux distraits et même souvent mieux nourris, à la seule condition que, pour unité de mesure de ce _mieux_ , on accepte docilement les objectifs fixés par les experts. La possibilité d’instaurer une société conviviale dépend de la reconnaissance du caractère destructeur de l’impérialisme politique, économique et technique. Il est plus important pour une société post-industrielle de fixer des critères pour la conception de l’outillage - et des limites à sa croissance - que de se donner des objectifs de production, comme c’est le cas aujourd’hui. En rendant le développement de la productivité obligatoire et systématique, notre génération menace l’humanité dans sa survie. Pour traduire dans la pratique la possibilité théorique d’un mode de vie post-industriel et convivial, il nous faut repérer les seuils à partir desquels l’institution produit de la frustration, et les limites à partir desquelles l’outillage exerce un effet destructeur sur la société en son entier.
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+## L équilibre
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+Ouvert, l’équilibre humain est susceptible de se modifier en fonction de paramètres souples mais finis : si les hommes peuvent changer, ils le font à l’intérieur de certaines limites. À l’inverse, la dynamique du système industriel actuel fonde son instabilité : il est organisé en vue d’une croissance indéfinie, et de la création illimitée de besoins nouveaux - qui deviennent vite contraignants dans le cadre industriel. Une fois établi comme dominant dans une société, le mode industriel de production fournira l’un ou l’autre bien de consommation, mais ne posera pas de limite à l’industrialisation des valeurs. Un tel processus de croissance fait à l’homme une demande déplacée : trouver satisfaction dans la soumission à la logique de l’outil. Or la structure de la force productive façonne les relations sociales.
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+La demande que l’outil fait à l’homme devient de plus en plus coûteuse ; c’est le coût de l’ajustement de l’homme au service de son outil, reflété par la croissance du tertiaire dans le produit global. Il devient de plus en plus nécessaire de manipuler l’homme pour vaincre la résistance de son équilibre vital à la dynamique industrielle ; et cela prend la forme des multiples thérapies pédagogique, médicale, administrative. L’éducation produit des consommateurs compétitifs ; la médecine les maintient en vie dans l’environnement outillé qui leur est désormais indispensable ; et la bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé. Qu’à travers l’assurance, la police et l’armée croisse le coût de la défense des nouveaux privilèges, cela caractérise la situation inhérente à une société de consommation ; il est inévitable qu’elle comporte deux types d’esclaves, ceux qui sont intoxiqués et ceux qui ont envie de l’être, les initiés et les néophytes.
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+Il est temps de centrer le débat politique sur les façons dont la structure de la force productive menace l’homme. Un tel débat sera dévié par ceux qui s’attachent à prescrire des palliatifs, masquant ainsi la cause profonde du blocage des systèmes de santé, de transport, d’éducation, de logement - et c’est jusqu’aux instances juridique et politique qui sont bloquées. La crise écologique, par exemple, est traitée superficiellement lorsqu’on ne souligne pas ceci : la mise en place de dispositifs antipolluants n’aura d’effets que si elle s’accompagne d’une diminution de la production globale. Autrement ces mesures transfèrent les ordures chez nos voisins, les réservent à nos enfants, ou les déversent sur le tiers monde. Juguler la pollution créée localement par une grande industrie exige des investissements, en matériel et en énergie, qui recréent, ailleurs, le même dommage à plus large échelle. Si l’on rend obligatoires les dispositifs antipolluants, on ne fait qu’augmenter le coût unitaire de production. Certes, l’on conserve un peu d’air respirable pour la collectivité, dès lors que moins de gens peuvent s’offrir le luxe de conduire une voiture, de dormir dans une maison climatisée, ou de prendre l’avion pour aller pêcher en fin de semaine ; au lieu de dégrader l’environnement physique, on accentue les écarts sociaux. La structure des forces de production menace les relations sociales plus directement que le fonctionnement biologique. Passer du charbon à l’atome, c’est passer du smog aujourd’hui à des niveaux accrus de radiation demain. Lorsqu’ils transportent leurs raffineries outre-mer, où le contrôle de la pollution est moins sévère, les Américains se préservent eux-mêmes (sinon les Vénézuéliens) d’odeurs désagréables en réservant la puanteur au Venezuela et sans diminuer l’empoisonnement de la planète.
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+La surcroissance de l’outil menace les personnes de façon radicalement nouvelle et, en même temps, analogue aux formes classiques de nuisance et de dommage. La menace est nouvelle en ce que bourreaux et victimes sont confondus dans la dualité opérateurs/clients d’outils inexorablement destructeurs. À ce jeu quelques-uns partent gagnants, mais tout le monde arrive perdant.
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+Je distinguerai cinq menaces portées à la population de la planète par le développement industriel avancé :
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+1. La surcroissance menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’ _environnement_ avec lequel il a évolué.
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+2. L’industrialisation menace le droit de l’homme à l’ _autonomie_ dans l’action.
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+3. La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement menace sa _créativité_.
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+4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c’est-à-dire à la _politique_.
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+5. Le renforcement des mécanismes d’usure menace le droit de l’homme à sa tradition, son _recours au précédent_ à travers le langage, le mythe et le rituel.
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+Je décrirai ces cinq menaces : à la fois distinctes et interconnectées, régies par une mortelle inversion des moyens en fins. La frustration profonde engendrée par voie de satisfaction obligatoire et outillée constitue une _sixième menace_ , qui n’est pas la moins subtile, mais qu’on ne saurait situer dans aucune atteinte déterminée d’un droit déjà défini. Le classement que j’opère a pour but de rendre le dommage (la _nouvelle_ menace) reconnaissable en terminologie traditionnelle. Un outil anonyme porté au secours de la partie blessée infecte la plaie, voilà un fait nouveau ; pour autant, le mal qui menace chacun n’est pas nouveau. Cette première classification des torts subis peut servir de base à des actions en justice où les gens lésés par le fonctionnement des outils viendraient faire valoir leur droit. L’explication de ces catégories de dommages peut être le moyen de reconquérir des principes de procédure politico-juridique grâce auxquels les gens puissent saisir, mettre en accusation et corriger le déséquilibre actuel du complexe institutionnel de l’industrie.
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+Je postule que les principes sous-jacents à toute procédure sont au nombre de trois et s’appliquent dans l’ordre moral, politique et juridique :
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+a) _ _ Un conflit soulevé par une personne est légitime.
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+b) _ _ La dialectique de l’histoire a le pas sur les processus présents de décision.
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+c) _ _ Le recours à la population, à des pairs choisis entre égaux, scelle les décisions communautaires.
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+Inverser à la racine le fonctionnement de nos plus importantes institutions, voilà une révolution autrement profonde que de donner l’assaut à l’avoir ou au pouvoir, que de remettre au public les titres de propriété, comme on nous le propose. Une telle révolution n’est à envisager - et à engager - que si l’on parvient à reconquérir (et à s’accorder sur) une structure formelle de procédure.
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+Avant d’approfondir la procédure politique seule capable de sauvegarder l’équilibre humain, il convient de centrer l’analyse sur chacune des dimensions où se présente la menace.
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+### La dégradation de l environnement
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+L’importance de l’équilibre entre l’homme et la biosphère a été reconnue, soudain elle commence à préoccuper beaucoup de gens. La dégradation de l’environnement est dramatique et spectaculaire. Pendant des années, à Mexico, la circulation automobile a régulièrement augmenté sous un ciel d’azur. Puis, d’un coup, le smog s’est répandu, il est devenu pire qu’à Los Angeles. Des poisons d’une puissance inconnue sont injectés dans notre biosystème. Pas moyen de passer l’éponge, ni de savoir comment ces poisons vont s’additionner pour, soudain, réduire la planète, comme déjà le lac Érié ou le lac Baïkal, à une chose morte. L’anthropogenèse est évolution avec une niche cosmique. La terre est notre demeure. Et voici que l’homme menace sa demeure.
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+On voit d’ordinaire dans le surpeuplement, la surabondance et la perversion de l’outil, les trois forces qui se conjuguent pour mettre en péril l’équilibre écologique. Paul Ehrlich souligne le fait que si l’on veut honnêtement contrôler la bombe démographique et stabiliser la consommation, on s’expose à être traité « d’antipeuple et d’antipauvre ». Il insiste : « des mesures impopulaires (limitant à la fois les naissances et la consommation) sont le seul espoir qu’a l’humanité d’éviter une misère sans précédent ». Ehrlich, suivi d’autres avocats du degré zéro de croissance de la population, veut conjuguer contrôle des naissances et efficience industrielle. De son côté, Barry Commoner met l’accent sur le fait que la perversion de l’outil, troisième inconnue de l’équation, est, pour la plus grande part, responsable de la récente dégradation de l’environnement. Il s’expose à la critique d’être un démagogue briseur-de-machines. Commoner, comme bien d’autres écologues, veut plutôt réoutiller l’industrie qu’inverser, à la racine, la structure de base de l’outil.
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+La fascination provoquée par la crise écologique a limité la discussion sur la survie à la considération d’un seul équilibre, celui que menace l’outil polluant. Mais ce débat reste unidimensionnel, donc sans objet, même si on y fait intervenir trois variables, chacune caractérisant un déséquilibre entre l’homme et son environnement. Le surpeuplement rend plus de gens dépendants de ressources limitées, la surabondance oblige chacun à dépenser plus d’énergie, et l’outil destructeur dégrade sans bienfait cette énergie.
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+Si l’on considère ces trois forces comme les seules menaces, et la biosphère comme l’objet menacé, deux questions - pas plus - méritent d’être discutées :
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+a) Quel facteur (ou quelle force) a le plus dégradé les ressources génétiques, et lequel est le plus menaçant pour le proche avenir ?
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+b) Quel facteur, dans la mesure où il est réductible ou invertible, requiert de notre part le plus d’attention ? Les uns disent qu’il est plus facile de s’en tirer avec la population, les autres qu’il est plus aisé de réduire une production productrice d’entropie.
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+L’honnêteté oblige chacun de nous à reconnaître la nécessité d’une limitation de la procréation, de la consommation et du gaspillage ; mais il importe davantage d’abandonner l’illusion que les machines puissent travailler pour nous ou les thérapeutes nous rendre capables de nous servir d’eux. La seule solution à la crise écologique est que les gens saisissent qu’ils seraient plus heureux s’ils pouvaient _travailler_ ensemble et _prendre soin_ l’un de l’autre. Une telle inversion des vues courantes réclame de qui l’opère du courage intellectuel. En effet il s’expose à une critique qui, pour n’être guère éclairée, n’en est pas moins douloureuse à recevoir : il ne sera pas seulement traité « d’antipeuple et d’antipauvre », mais aussi d’obscurantiste opposé à l’école, au savoir et au progrès. Le déséquilibre écologique est une surcharge qui se conjugue avec d’autres pour opérer, chacune dans une dimension particulière, la distorsion de l’équilibre vital. Plus loin, je montrerai que, dans une telle perspective, le surpeuplement est le résultat d’un déséquilibre de l’éducation, que la surabondance provient de la monopolisation industrielle des valeurs personnelles, que la perversion de l’outil est l’implacable effet d’une inversion des moyens en fins.
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+Le débat unidimensionnel mené par les tenants de divers remèdes-miracles, qui conjuguent la croissance industrielle avec la survie en équité, ne peut qu’alimenter l’illusoire espoir qu’en quelque façon l’action humaine convenablement outillée répondra aux exigences du monde conçu comme Totalité-Outil. Une survie garantie bureaucratiquement dans de telles conditions signifierait l’expansion de l’industrialisation du tertiaire jusqu’au point où le guidage de l’évolution planétaire serait identifié à un système centralement planifié de production et de reproduction.
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+Selon les partisans d’une telle solution, esprits portés à l’outillage, la conservation du milieu physique pourrait devenir le principal souci du léviathan bureaucratique placé aux leviers qui règlent les niveaux de reproduction, de demande, de production et de consommation. Une telle réponse technocratique à la croissance démographique, à la pollution et à la surabondance, ne peut être fondée que sur un développement accru de l’industrialisation des valeurs. La croyance en la possibilité d’un tel développement est elle-même fondée sur un postulat erroné, à savoir : « L’achèvement historique de la science et de la technologie a rendu possible le déplacement des valeurs, leur matérialisation en tâches techniques. Dès lors le problème brûlant est celui de la redéfinition des valeurs en termes techniques, comme éléments d’un procès technologique. Techniques, les nouvelles fins seraient opératoires non seulement à l’usage, mais lors du projet et de la construction de l’outillage[^n03]. »
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+Le rétablissement d’un équilibre écologique dépend de la capacité du corps social à réagir contre la progressive matérialisation des valeurs, leur transformation en tâches techniques. Faute de quoi l’homme se trouvera encerclé par les produits de son outillage, enfermé à huis clos. Enveloppé par un milieu physique, social et psychique, qu’il se sera forgé, il sera prisonnier de sa coquille-outil, incapable de retrouver l’antique milieu avec lequel il s’était formé. L’équilibre écologique ne sera rétabli que si nous reconnaissons que seule la personne a des fins, que seule elle peut travailler à les réaliser.
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+### Le monopole radical
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+Les outils surefficients peuvent détruire l’équilibre entre l’homme et la nature et détruire l’environnement. Mais des outils peuvent être surefficients d’une tout autre manière : ils peuvent altérer le rapport entre ce que les gens ont besoin de faire eux-mêmes et ce qu’ils tirent de l’industrie. Dans cette seconde dimension, une production surefficiente donne jour à un monopole radical.
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+Par _monopole radical_ , j’entends un type de domination par un produit qui va bien au-delà de ce que l’on désigne ainsi à l’habitude. On entend généralement par monopole le contrôle exclusif par une firme des moyens de production ou de vente d’un bien ou d’un service. On dira que Coca-Cola prend le monopole des boissons non alcoolisées au Nicaragua en y étant le seul fabricant de telles boissons qui dispose de moyens modernes de publicité. Nestlé impose sa marque de chocolat en contrôlant le marché de la matière première, un fabricant de voitures en contrôlant les importations étrangères, une chaîne de télévision en prenant une licence d’exclusivité. Cela fait un siècle que les monopoles de ce style ont été reconnus comme de dangereux sous-produits de la croissance industrielle, et que des dispositifs légaux de contrôle ont été instaurés avec fort peu de résultats. Normalement la législation opposée à la constitution des monopoles a eu pour intention d’éviter que, par leur entremise, il soit imposé une limite à la croissance ; ici n’entrait nul souci de protéger l’individu.
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+Ce premier type de monopole réduit le choix offert au consommateur, voire l’oblige à acheter un produit sur le marché, mais il est bien rare qu’il limite par ailleurs sa liberté. Un homme assoiffé peut désirer une boisson non alcoolisée, fraîche et gazeuse, et se trouver limité au choix d’une seule marque, mais il reste libre d’étancher sa soif en buvant de la bière ou de l’eau. C’est seulement si et lorsque sa soif se traduit sans autre possibilité dans le besoin compulsif, l’achat obligatoire d’une petite bouteille d’une quelconque boisson, que s’installe le monopole radical. Par ce terme, j’entends la domination d’un type de produit plutôt que celle d’une marque. Dans un tel cas, un procès de production industriel exerce un contrôle exclusif sur la satisfaction d’un besoin pressant, en excluant tout recours, dans ce but, à des activités non industrielles.
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+Les transports peuvent ainsi prendre le monopole de la circulation. Les voitures peuvent façonner une ville, éliminant pratiquement les déplacements à pied ou à bicyclette, comme à Los Angeles. La construction de routes pour autobus peut réduire à néant la circulation fluviale, comme en Thaïlande. Que l’automobile restreigne le droit à la marche, et non pas qu’il y ait plus de gens à conduire des Chevrolet que des Peugeot, voilà le monopole radical. Que les gens soient obligés de se faire transporter et deviennent impuissants à circuler sans moteur, voilà le monopole radical. Ce que les transports à moteur font aux gens en vertu de ce monopole radical est tout à fait distinct et indépendant de ce qu’ils font en brûlant de l’essence qui pourrait être transformée en aliments dans un monde surpeuplé. Cela est distinct, aussi, de l’homicide automobile. Bien sûr les voitures brûlent en holocauste de l’essence, bien sûr elles sont coûteuses. Bien sûr, dès 1908, les Américains célébraient la cent millionième victime de l’automobile. Mais le monopole radical établi par le véhicule à moteur a sa propre façon de détruire. Les voitures créent les distances, la vitesse sous toutes ses formes rétrécit l’espace. On enfonce des autoroutes à travers des régions surpeuplées, ensuite on extorque aux gens un péage pour les « autoriser » à franchir les distances que le système du transport exige de soi. Ce monopole des transports, comme une bête monstrueuse, dévore l’espace. Même si les avions et les autobus fonctionnaient comme service public sans polluer l’air et le silence et sans épuiser les ressources en énergie, leur vitesse inhumaine n’en dégraderait pas moins la mobilité naturelle de l’homme, et le contraindrait à donner toujours plus de temps à la circulation mécanique.
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+L’école, elle aussi, peut exercer un monopole radical sur le savoir en le redéfinissant comme éducation. Aussi longtemps que les gens acceptent la définition de la réalité que leur donne le maître, les autodidactes sont officiellement étiquetés comme « non éduqués ». La médecine moderne prive ceux qui souffrent des soins qui ne sont pas l’objet d’une prescription médicale. Il y a monopole radical lorsque l’outil programmé évince le pouvoir-faire de l’individu. Cette domination de l’outil instaure la consommation obligatoire et dès lors restreint l’autonomie de la personne. C’est là un type particulier de contrôle social, renforcé par la consommation obligatoire d’une production de masse que seules les grosses industries peuvent assurer.
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+Le fait que des entreprises organisées de pompes funèbres en viennent à contrôler les enterrements démontre comment fonctionne un monopole radical et en quoi il diffère d’autres formes de comportement culturel. Au Mexique, il y a encore une génération, l’ouverture de la fosse et la bénédiction du corps étaient les deux seules opérations effectuées par des spécialistes : le fossoyeur et le prêtre. Une mort dans la famille créait des obligations sociales, qui pouvaient être prises en charge par les proches. La veillée, les obsèques et le repas avaient pour fonction d’harmoniser les disputes, de laisser libre cours à la douleur, de célébrer la vie et la fatalité de la mort. La plupart des usages y étaient de nature rituelle, ils étaient l’objet d’attentives prescriptions qui différaient en chaque région. Puis des entreprises de pompes funèbres se sont installées dans toutes les grandes villes. Au début, elles eurent du mal à trouver des clients parce que, même là, les gens savaient encore enterrer leurs morts. Dans les années 60, ces entreprises obtinrent le contrôle des nouveaux cimetières et commencèrent à offrir des forfaits incluant le cercueil, la cérémonie et l’embaumement du défunt. Maintenant une loi est passée qui rend obligatoire le recours aux bons offices des croque-morts. Lorsqu’il aura le contrôle du cadavre, le patron des pompes funèbres aura pris le monopole radical de l’enterrement, de même que le médecin est sur le point de prendre celui de la mort.
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+La récente controverse sur les services de santé aux États-Unis jette une lumière brutale sur la forteresse qu’est un monopole radical. Dans la discussion, chaque parti politique fait du service de la maladie le problème brûlant, et relègue de ce fait le service de la santé dans un champ dont la politique n’a rien de bien important à dire. Chaque parti promet plus d’argent aux médecins, aux hôpitaux et aux pharmaciens. De telles promesses ne servent pas la grande masse, mais contribuent à accroître le pouvoir, détenu par une minorité de spécialistes, de déterminer les outils dont les hommes doivent se servir pour conserver la santé, soigner la maladie et combattre la mort. Plus d’argent affermira la mainmise de l’industrie de la santé sur les fonds publics, en redoublera le prestige et le pouvoir arbitraire. Placé dans les mains d’une minorité, un tel pouvoir augmentera la souffrance humaine et diminuera l’initiative de la personne. On mettra plus d’argent dans des outils qui ne font que reculer une mort certaine, et dans des services qui mutilent encore plus les droits élémentaires de ceux qui veulent se soigner les uns les autres. Plus d’argent dépensé sous le contrôle des spécialistes de la santé signifie plus de gens conditionnés de façon opérationnelle à jouer le rôle du malade, un rôle qu’ils n’ont même plus le droit de tenir à leur gré. Une fois le rôle accepté, leurs besoins les plus simples ne peuvent être satisfaits sans passer par des services qui sont par définition professionnelle soumis à la rareté.
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+Les hommes ont la capacité innée de soigner, de réconforter, de se déplacer, d’acquérir du savoir, de construire leurs maisons et d’enterrer leurs morts. Chacun de ces pouvoirs rencontre un besoin. Les moyens de satisfaire ces besoins ne manquent pas, tant que les hommes restent dépendants de ce qu’ils peuvent faire par et pour eux-mêmes, le recours à des professionnels étant marginal. De telles activités ont une valeur d’usage, et n’ont pas été affectées de valeur d’échange. Leur _exercice_ n’est pas considéré comme un _travail_.
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+Ces satisfactions élémentaires se raréfient lorsque l’environnement social est transformé de telle sorte que les besoins élémentaires ne peuvent plus être satisfaits hors commerce. Et un monopole radical s’établit quand les gens abandonnent leur capacité innée de faire ce qu’ils peuvent pour eux-mêmes et pour les autres, en échange de quelque chose de « mieux » que peut seulement produire pour eux un outil dominant. Le monopole radical reflète l’industrialisation des valeurs. À la réponse personnelle, il substitue l’objet standardisé ; il crée de nouvelles formes de rareté et un nouvel instrument de mesure, donc de classement, du niveau de consommation des gens. Ce reclassement provoque la hausse du coût unitaire de prestation du service, module l’attribution des privilèges, restreint l’accès aux ressources, et installe les gens dans la dépendance. Les gens ont besoin d’une défense contre le monopole radical. Ils ont besoin de se défendre contre la mort et la sépulture standardisées, que la consommation leur soit imposée par l’intérêt de la libre entreprise des médecins et des croque-morts, ou par le gouvernement pour le bien de l’hygiène. Cette défense, ils en ont besoin même si la plupart d’entre eux sont désormais tributaires des services spécialisés. Si le besoin d’une défense contre le monopole radical n’est pas reconnu, celui-ci renforcera et affinera son outillage, jusqu’à entraîner un dépassement du seuil humain de résistance à l’inaction et à la passivité.
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+Il n’est pas toujours facile de déterminer ce qui constitue la consommation obligatoire. Le monopole scolaire n’est pas fondé d’abord sur une loi qui réprimerait, chez les parents ou leurs enfants, la désertion scolaire. Non qu’il n’y ait de telles lois, mais l’école s’appuie sur une autre tactique : ségrégation des non-scolarisés, centralisation de l’outillage du savoir sous le contrôle des maîtres, traitement social privilégié des étudiants. S’il est important de se défendre contre des lois qui rendent obligatoires l’éducation, la vaccination ou la prolongation de la vie humaine, cela ne saurait suffire. Les procédures qui permettent déjà de se protéger contre la privation d’un bien ou d’un droit sont à étendre aux cas où la partie menacée veut se défendre de l’obligation de consommer, et ceci quel que soit le type de consommation en jeu. Le seuil d’intolérabilité d’un monopole radical ne peut être fixé d’avance, mais on peut anticiper sur la menace. La législation qui définit la nature précise du monopole considéré comme intolérable doit être le fruit d’un procès politique.
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+Il est aussi difficile de se défendre contre la généralisation du monopole que contre l’extension de la pollution. Les gens affrontent plus volontiers un danger menaçant leurs intérêts privés que ceux du corps social pris comme un tout. Il y a beaucoup plus d’ennemis avoués des voitures que de la conduite automobile. Les mêmes qui s’opposent aux voitures, en tant qu’elles polluent l’air et le silence et monopolisent la circulation, conduisent une automobile dont ils jugent le pouvoir de pollution négligeable, et n’ont aucunement le sentiment d’aliéner leur liberté lorsqu’ils sont au volant. La défense contre le monopole est encore plus difficile si l’on prend en compte les facteurs suivants. D’une part la société est d’ores et déjà encombrée d’autoroutes, d’écoles et d’hôpitaux ; de l’autre, la capacité innée que l’homme a de poser des actes indépendants est paralysée depuis si longtemps qu’elle semble s’être atrophiée ; enfin les solutions offrant une autre possibilité, pour être simples, semblent devoir être hors de portée de l’imagination. Il est difficile de se débarrasser du monopole lorsqu’il a gelé la forme du monde physique, sclérosé le comportement et mutilé l’imagination. Quand on découvre le monopole radical, il est en général trop tard.
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+Un monopole commercial est brisé aux frais de la minorité qui en profite, donc aux frais de ceux qui d’habitude se débrouillent pour échapper aux contrôles. Puisque la collectivité supporte déjà le coût du monopole radical, celui-ci ne sera brisé que si cette même collectivité prend conscience qu’elle se porterait mieux en finançant la destruction du monopole plutôt que sa perpétuation. Et elle n’acceptera d’en payer le prix qu’en mettant en balance d’une part les promesses d’une société conviviale et de l’autre les mirages d’une société de progrès. Les gens choisiront la bicyclette quand ils auront calculé le prix des véhicules rapides. Personne n’acceptera de payer s’il confond convivialité et indigence.
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+Certains symptômes du monopole radical commencent à émerger à la conscience sociale, et par-dessus tout celui-ci : même dans les pays surdéveloppés, et quel que soit leur régime politique, le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la production. Bien sûr, des politiques d’aménagement de la frustration distraient sans peine l’attention de la profonde nature du monopole. Mais à chaque succès superficiel qui corrige des distorsions et dilue la critique en de vagues réformes, le monopole ici discuté s’enracine encore plus solidement.
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+Le premier des palliatifs est la défense du consommateur. Le consommateur ne peut se passer d’une voiture. Il achète telle ou telle marque. Il découvre que la plupart des voitures sont dangereuses, à n’importe quelle vitesse. Alors il s’organise avec d’autres consommateurs pour obtenir aussi bien des voitures plus sûres, de meilleure qualité et moins périssables, que des routes plus larges et moins dangereuses. La victoire du consommateur est une victoire à la Pyrrhus : un regain de confiance individuelle dans les véhicules surpuissants (qu’ils soient publics ou privés) signifie plus de dépendance collective à leur égard - et toujours plus de frustration chez ceux qui, soit qu’ils le doivent soit qu’ils le veuillent, pratiquent la marche.
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+Que les consommateurs « accrochés » à un produit s’organisent pour se défendre, cela a pour effet immédiat d’accroître la qualité de la drogue fournie et la puissance du fournisseur, et peut en dernière instance amener la croissance à rencontrer ses propres limites : il se peut que les voitures deviennent un jour trop coûteuses à l’achat et les médicaments trop violents pour les essais. C’est en exacerbant les contradictions inhérentes à un tel procès d’industrialisation des valeurs que les majorités peuvent se rendre à même de prendre pleine conscience de ces contradictions. Il est possible que le consommateur averti, qui choisit ses achats, en vienne à découvrir qu’il s’en sortirait mieux en se débrouillant tout seul.
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+Le second palliatif, qui vise à égaliser le taux de croissance de la production et celui de la frustration, est la planification. L’illusion régnante est que des planificateurs animés d’idéaux socialistes peuvent de quelque façon créer une société socialiste où les travailleurs industriels formeraient la majorité. Les tenants de cette idée négligent le fait suivant : la marge d’adaptation d’outils anticonviviaux (qui manipulent la personne) à une société socialiste est extrêmement étroite. Le recours aux transports, à l’éducation ou à la médecine, une fois réalisée leur gratuité, court le risque d’être renforcé par les gardiens de l’ordre moral : on accusera le sous-consommateur de saboter l’effort national. Dans une économie de marché, celui qui veut soigner sa grippe en restant au lit est pénalisé par un manque à gagner. Dans une société qui en appelle au « peuple » pour atteindre des objectifs de production déterminés au sommet, refuser la consommation médicale équivaut à faire profession d’immoralité publique.
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+La défense contre le monopole radical est possible à une condition : que se dégage, au plan politique, un accord unanime sur la nécessité de mettre un terme à la croissance. Un tel consensus se situe à l’exact opposé de l’attitude qui sous-tend toutes les oppositions politiques et qui consiste à réclamer plus de choses utiles pour plus de gens inutiles.
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+L’équilibre entre l’homme et son environnement d’une part, entre la possibilité d’exercer une activité créative et la somme des besoins élémentaires à satisfaire de la sorte, d’autre part, ce double équilibre approche maintenant du point de rupture. Le grand nombre, pourtant, ne se sent pas concerné. Il me faut ici expliquer pourquoi le grand nombre est aveugle ou impuissant devant le danger. L’aveuglement, je le crois, est l’effet d’un troisième déséquilibre, celui du savoir ; quant à l’impuissance, c’est le fait de la perturbation d’un quatrième équilibre, que j’appelle équilibre du pouvoir.
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+### La surprogrammation
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+L’équilibre du savoir est déterminé par le rapport de deux variables : d’une part le savoir qui provient de relations créatives entre l’homme et son environnement, de l’autre le savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé.
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+Le premier savoir est l’effet des noeuds de relations qui s’établissent spontanément entre des personnes, dans l’emploi d’outils conviviaux. Le second savoir est le fait d’un dressage intentionnel et programmé. L’apprentissage de la langue maternelle relève du premier savoir, l’ingestion des mathématiques à l’école relève du second. Personne de sensé n’ira dire que parler, marcher ou s’occuper d’un petit enfant soit le résultat d’une éducation formelle ; il en va d’ordinaire autrement pour les mathématiques, la danse classique ou la peinture.
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+L’équilibre du savoir change suivant le lieu et le temps. Le rite est prégnant : un musulman sait un peu d’arabe par l’effet de sa prière. Cette acquisition de savoir s’opère par interaction dans le milieu circonscrit par une tradition. C’est de façon analogue que les paysans reprennent le folklore de leur terroir. Classes et castes multiplient les occasions d’apprendre : le riche _sait_ se tenir à table et parler dans le monde (il souligne d’ailleurs que « cela ne s’apprend pas »), le pauvre saura survivre dignement là où aucune école n’a appris au riche à s’en sortir.
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+Première est la structure de l’outil pour l’acquisition du premier savoir : moins nos outils sont conviviaux, plus ils alimentent l’enseignement. Dans certaines tribus, de petite taille et de grande cohésion, le savoir est partagé très équitablement entre la plupart des membres de la tribu, chacun sait la plus grande part de ce que tout le monde sait. À l’étape ultérieure du procès de civilisation, de nouveaux outils sont introduits, plus de gens savent plus de choses, mais tout le monde ne sait plus faire toute chose également bien. La maîtrise, toutefois, n’implique pas encore le monopole de la compréhension : on peut avoir la compréhension de ce que fait un forgeron sans en être un soi-même, on n’a pas besoin d’être cuisinier pour savoir comment on fait la cuisine. Ce jeu combiné d’une information largement répandue et d’une aptitude générale à en tirer parti caractérise une société où prévaut l’outil convivial. Si la technique de l’artisan peut être comprise en observant son travail, les ressources complexes qu’il met en oeuvre ne peuvent être acquises qu’à l’issue d’une longue opération disciplinée : l’apprentissage. Le savoir global d’une société s’épanouit quand, à la fois, se développent le savoir acquis spontanément et le savoir reçu d’un maître ; alors rigueur et liberté se conjuguent harmonieusement. L’extension du champ d’équilibre du savoir ne peut aller à l’infini ; elle est grosse de sa limite. Ce champ est optimisable, il n’est pas indéfini. D’abord parce que l’empan d’une vie humaine est limité. Ensuite (et cela est tout aussi inexorable) parce que spécialisation de l’outil et division du travail sont en interaction, et requièrent, au-delà d’un certain point, une surprogrammation de l’opérateur et du client. La plus grande part du savoir de chacun est dès lors l’effet du vouloir et du pouvoir d’autrui. La culture peut fleurir en d’innombrables variétés, mais il est des bornes matérielles qu’elle ne peut contourner.
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+Dans quel environnement l’enfant des villes voit-il le jour ? Dans un ensemble complexe de systèmes qui signifient une chose pour ceux qui les conçoivent, et une autre pour ceux qui les emploient. Placé au contact de milliers de systèmes, placé à leurs terminaisons, l’homme des villes sait se servir du téléphone et de la télévision, mais il ne sait comment ça marche. L’acquisition spontanée du savoir est confinée aux mécanismes d’ajustement à un confort massifié. L’homme des villes est de moins en moins à l’aise pour faire sa chose à lui. Faire la cuisine, la cour ou l’amour devient matière à enseignement. Dévié par et vers l’éducation, l’équilibre du savoir se dégrade. Les gens savent ce qu’on leur a appris, mais ils n’apprennent plus par eux-mêmes. Ils sentent qu’ils ont besoin d’être éduqués.
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+Le savoir est dès lors un bien et, comme tout bien mis sur le marché, il est soumis à la rareté. Celer la nature de cette rareté est la fonction - fort coûteuse - d’une éducation multiforme. L’éducation, c’est la préparation programmée à la « vie active » moyennant l’ingurgitation d’instructions massives et standardisées produites par l’école. Mais l’éducation, c’est aussi le branchement continu sur le flux d’informations médiatisées (informations _sur_ ce qui se passe), c’est le « message » de chaque bien manufacturé. Quelquefois le message est écrit sur la boîte, et il faut le lire. Si le produit est plus élaboré, sa forme, sa couleur, les associations provoquées dictent à l’usager la façon de s’en servir. Permanente, l’éducation l’est en particulier, comme médecine de saison, pour le cadre, le policier et l’ouvrier qualifié, périodiquement dépassés par l’innovation dans leur propre branche. Lorsque les gens s’usent, doivent sans cesse retourner sur les bancs de l’école pour prendre un bain de savoir et de sécurité, lorsque l’analyste doit être reprogrammé à chaque nouvelle génération d’ordinateurs, alors, vraiment, l’éducation est un bien soumis à la rareté. Ainsi l’éducation devient, dans la société, la question à la fois la plus brûlante et la plus mystifiante.
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+Partout le taux de croissance du coût de la formation est supérieur à celui du produit global. Deux interprétations sont possibles. Pour l’une, l’éducation est un moyen de parvenir à ces fins économiques. De ce point de vue l’investissement du savoir dans l’homme est requis par la nécessité d’élever la productivité. La disparité des taux de croissance du tertiaire thérapeutique signifie que la production globale approche de l’asymptote. Pour parer au danger, il faut trouver le moyen d’augmenter le rapport coût/bénéfice dans l’orthopédie pédagogique. Les écoles seront les premières frappées lors du procès de rationalisation des mécanismes de capitalisation du savoir. À mon avis c’est dommage. Pour destructrice et inefficace qu’elle soit, l’école, par son caractère traditionnel, assure un minimum de défense à l’enfant. Les éducateurs libérés des entraves inhérentes au système scolaire pourraient se révéler des « conditionneurs » très efficaces.
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+Le point de départ de la seconde interprétation est opposé : le tertiaire, sans qu’on puisse l’assimiler à la seule éducation, est le produit social le plus précieux de la croissance industrielle. En ce sens, le déclin de l’utilité marginale de l’éducation ne saurait justifier une limitation de sa production. Tout au contraire, la substitution à la demande des biens de la demande des services marque à la fois la transition d’une société vers une économie stable et une hausse de la « qualité de vie ». Neuf sur dix des propositions avancées sur ce que sera l’an 2000 décrivent dans leur dernier chapitre le bonheur comme une avalanche de consommation tertiaire.
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+Ces deux interprétations dévient l’une et l’autre l’équilibre du savoir : elles concourent au développement des techniques de manipulation éducative, et font avorter toute curiosité personnelle. Considérer l’éducation comme moyen de production ou comme produit de luxe revient au même dès lors qu’on en redemande. Dans les deux cas, on dévie l’équilibre du savoir en faveur de plus d’enseignement. Les deux positions reposent sur le même postulat affecté d’un caractère de fatalité : le monde moderne est tellement artificiel, aliéné, arcane, qu’il dépasse la portée du tout-venant et ne peut être connu que par les grands initiés et leurs disciples.
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+Substituer le réveil de l’éducation à l’éveil du savoir, c’est étouffer dans l’homme le poète, geler son pouvoir de donner sens au monde. Pour peu qu’on le coupe de la nature, qu’on le prive de travail créatif, qu’on mutile sa curiosité, l’homme est déraciné, ligoté, il se fane. Surdéterminer l’environnement physique, c’est le rendre physiologiquement hostile. Noyer l’homme dans le bien-être, c’est l’enchaîner au monopole radical. Pourrir l’équilibre du savoir, c’est faire de l’homme la marionnette de ses outils. Englué dans son bonheur climatisé, l’homme est châtré : ne lui reste que la rage qui le fait tuer ou se tuer.
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+Toujours il y a eu des poètes et des bouffons pour se soulever contre l’écrasement de la pensée créative par le dogme. Métaphorisant, ils dévoilent l’a-pensée littérale. L’humour étaye leur démonstration : le sérieux est insensé. Ils s’éveillent à la merveille, dissolvent la certitude, bannissent la crainte et dénouent les corps. Le prophète dénonce les croyances, manifeste les superstitions, éveille les personnes, en tire la force et la flamme. Les sommations que lancent poésie, intuition, théorie, à l’avance du dogme sur l’esprit, ont-elles de quoi mener à une révolution de l’éveil ? Ce n’est pas impossible. Mais il faut, pour que l’équilibre du savoir puisse être redressé, qu’Église et État soient séparés, que bureaucratie de la vérité et bureaucratie du bien-être soient divisées, que le savoir obligatoire et l’action politique soient distingués. L’écriture poétique ne fera éclater la société qu’en se coulant dans le moule du procès politique.
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+Le Droit a déjà servi à délier des lois l’idéologie. Le Droit, qui a déjà défendu le corps social contre les prétentions exagérées des clercs, peut le faire maintenant contre celles des éducateurs. Il n’y a pas loin de l’obligation d’aller à l’école, ou ailleurs, à celle d’aller à l’église. Un jour, le Droit pourra réaliser la séparation de l’éducation et de la politique, en principe constitutive de la société. Mais dès maintenant le Droit peut servir à combattre la prolifération du tertiaire et son emploi à la reproduction d’une société de classes.
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+Comprendre véritablement la hausse du coût de l’éducation suppose connues les deux faces du problème : premièrement, l’outil non convivial a des retombées éducatives qui atteignent un seuil d’intolérabilité ; deuxièmement, une éducation non convivialement outillée n’est pas économiquement viable.
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+Le premier point nous ouvre à la nécessité d’une transition vers une société où travail, loisir et politique favoriseraient l’apprentissage, une société qui fonctionnerait avec moins d’éducation formelle. Le second point nous ouvre à la possibilité de mettre en place des solutions éducatives qui faciliteraient une acquisition spontanée du savoir, et confineraient l’enseignement programmé à des cas limités et clairement spécifiés. Pour surmonter la _crise de communication_ , il faut souligner la distorsion parallèle dans l’outillage de l’énergie et de l’information.
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+Sur toute la surface de la planète, l’outil hautement capitalisé requiert un homme bourré d’un stock de savoir. Après la Seconde Guerre mondiale, la rationalisation de la production a pénétré les régions dites retardées et les métastases industrielles exercent sur l’école une intense demande de personnel programmé. La prolifération du bien-être exige le conditionnement approprié pour vivre avec. Ce que les gens apprennent dans les écoles qui se multiplient en Malaisie ou au Brésil, c’est avant tout à mesurer le temps avec la montre du programmeur, estimer l’avancement avec les lunettes du bureaucrate, apprécier la consommation accrue avec le coeur du marchand, et considérer le pourquoi du travail avec les yeux du responsable syndical. Cela, ce n’est pas le maître qui le leur enseigne, mais le parcours programmé produit et oblitéré en même temps par la structure scolaire. Ce qu’enseigne le maître n’a guère d’importance dès lors que les enfants doivent passer des centaines d’heures assemblés par classes d’âges, entrer dans la routine du programme (le parcours ou curriculum), et recevoir un diplôme en fonction de leur capacité à s’y soumettre. Qu’apprend-on à l’école ? On apprend que plus on y passe d’heures, plus on vaut cher sur le marché. On apprend à valoriser la consommation échelonnée de programmes. On apprend que tout ce que produit une institution dominante vaut et coûte cher, même ce qui ne se voit pas, comme l’éducation ou la santé. On apprend à valoriser l’avancement hiérarchique, la soumission et la passivité, et même la déviance-type que le maître interprétera comme symptôme de créativité. On apprend à briguer sans indiscipline les faveurs du bureaucrate qui préside aux séances quotidiennes, à l’école le professeur, à l’usine le patron. On apprend à se définir comme détenteur d’un stock de savoir dans la spécialité où l’on a investi son temps. On apprend, enfin, à accepter sans broncher _sa place_ dans la société, à savoir la classe et la carrière précises qui correspondent respectivement au niveau et au champ de spécialisation scolaire.
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+Les règles d’embauche dans les industries naissantes des pays pauvres sont telles que seuls les scolarisés prennent les places rares, parce qu’ils sont les seuls à avoir appris à se taire à l’école. Les places à la chaîne sont définies comme les plus productives, les mieux payées, de sorte que l’accès aux produits industriels est interdit aux non-scolarisés. Fabriqués par la machine, chaussures, sacs, vêtements, nourritures congelées et boissons gazeuses évincent du marché des biens équivalents qui étaient convivialement produits. L’école sert l’industrialisation en justifiant au tiers monde l’existence de deux secteurs, celui du marché et celui de la subsistance : celui de la pauvreté modernisée et celui d’une nouvelle misère des pauvres. Au fur et à mesure que la production se concentre et se capitalise, l’école publique, pour continuer à jouer son rôle d’écran, coûte plus cher à ceux qui y vont, mais fait payer la note à ceux qui n’y vont pas.
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+L’éducation ne devient pas une nécessité seulement parce qu’il faut diplômer les gens pour sélectionner ceux à qui on donnera du travail, mais encore pour contrôler ceux qui accèdent à la consommation. C’est la croissance industrielle elle-même qui conduit l’éducation à exercer le contrôle social indispensable à un usage efficient des produits. L’industrie du logement dans les pays d’Amérique latine est un bon exemple des dysfonctions éducatives produites par les architectes. Dans ces pays, les grandes villes sont entourées de vastes zones, _favelas, barriadas_ ou _poblaciones_ , où les gens dressent eux-mêmes leurs abris. Cela ne coûterait pas cher de préfabriquer des éléments d’habitation et de bâtiments de services communs faciles à assembler. Les gens pourraient se construire des abris plus durables, plus confortables et plus salubres, en même temps qu’ils apprendraient l’emploi de nouveaux matériaux et de nouveaux systèmes. Au lieu de cela, au lieu d’encourager l’aptitude innée des personnes à façonner leur propre environnement, les gouvernements parachutent dans ces bidonvilles des services communs conçus pour une population vivant dans des maisons modernes types. Par leur seule présence, l’école neuve, la route goudronnée et le poste de police en acier et en verre définissent comme modèle l’édifice construit par des spécialistes, et posent de la sorte sur la maison que l’on se construit soi-même le sceau du bidonville, la réduisant à n’être qu’une baraque en tôles. Une telle définition est instituée par la loi, qui refuse le permis de construire aux gens qui ne peuvent fournir un plan signé par un architecte. Ainsi prive-t-on les gens de leur aptitude naturelle à investir leur temps personnel dans la création de valeurs d’usage, et les oblige-t-on à un travail salarié : ils pourront alors échanger leurs salaires contre l’espace industriellement conditionné. On les prive aussi de la possibilité d’apprendre en construisant.
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+La société industrielle exige que les uns soient programmés à conduire des camions, les autres à construire des maisons. À d’autres encore, on doit enseigner à vivre dans les grands ensembles. Instituteurs, travailleurs sociaux et policiers travaillent la main dans la main pour maintenir les individus sous-payés ou en chômage partiel dans des maisons qu’ils ne peuvent ni construire eux-mêmes ni modifier. Ainsi, la somme économisée dans la construction des HLM fait augmenter, bien sûr, le coût d’entretien de l’immeuble, mais exige en dépenses tertiaires un multiple de cette économie : pour instruire, animer, promouvoir, c’est-à-dire pour contrôler, conformer et conditionner le locataire consentant. Pour caser plus de gens sur moins de territoire, le Brésil et le Venezuela ont fait l’expérience des grands immeubles. D’abord, il a fallu que la police déloge les gens de leurs « taudis » et les reloge dans des appartements. Ensuite les travailleurs sociaux ont été confrontés à la rude tâche de socialiser des locataires insuffisamment scolarisés pour comprendre d’eux-mêmes qu’on n’élève pas des cochons noirs sur le balcon d’un onzième étage et qu’on ne fait pas pousser des haricots rouges dans sa baignoire.
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+À New York, les gens qui n’ont pas douze années de scolarité sont considérés comme des infirmes : ils deviennent inemployables et sont contrôlés par des travailleurs sociaux qui décident comment ils vont vivre. Le monopole radical de l’outil surefficient extorque au corps social un croissant (et coûteux) conditionnement de ses clients. Les voitures produites par Ford requièrent, pour être réparées, des mécaniciens recyclés par ses soins. Les faiseurs du miracle vert sortent des semences à haut rendement qui ne peuvent être utilisées que par une minorité disposant d’un double engrais : celui du chimiste et celui de l’éducateur. Plus de santé, plus de vitesse ou plus de récoltes, cela signifie des individus plus réceptifs, plus passifs, plus disciplinés. Les écoles productrices de contrôle social, prenant en charge la plus grande part du coût de ces conquêtes douteuses, le masquent par là-même.
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+En cédant aux pressions exercées sur elle au nom du contrôle social, l’école atteint et dépasse son second seuil critique. Les planificateurs fabriquent des programmes plus variés et plus complexes, dont l’utilité marginale decline de ce fait même.
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+Pendant que l’école élargit le champ de ses prétentions, d’autres services se découvrent une mission d’éducateurs. La presse, la radio et la télévision ne sont plus seulement des moyens de communication, dès lors qu’on les met consciemment au service de l’intégration sociale. Les hebdomadaires connaissent l’expansion en se remplissant d’informations stéréotypées, ils deviennent des produits finis, livrant tout emballée une information filtrée, aseptisée, prédigérée. Cette « meilleure » information supplante l’ancienne discussion du _forum ;_ sous prétexte d’informer, elle suscite une boulimie docile d’aliments tout préparés et tue la capacité native à trier, maîtriser, organiser l’information. On offre au public quelques vedettes ou quelques spécialistes vulgarisés par l’emballeur du savoir, on confine la voix des lecteurs dans leur courrier ou dans les réponses (aux diverses enquêtes proposées) qu’ils envoient docilement.
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+Or les hommes n’ont pas besoin de davantage d’enseignement. Ils ont besoin d’apprendre certaines choses. Il leur faut apprendre à renoncer, ce qui ne s’apprend pas à l’école, apprendre à vivre à l’intérieur de certaines limites, comme l’exige par exemple la nécessité de répondre à la question de la natalité. La survie humaine dépend de la capacité des intéressés d’apprendre vite _par eux-mêmes_ ce qu’ils _ne peuvent pas_ faire. Les hommes doivent apprendre à contrôler leur reproduction, leur consommation et leur usage des choses. Il est impossible _d’éduquer_ les gens à la pauvreté volontaire, de même que la maîtrise de soi ne peut être le résultat d’une manipulation. Il est impossible d _’enseigner_ la renonciation joyeuse et équilibrée dans un monde totalement structuré en vue de produire toujours plus et de créer l’illusion que cela coûte toujours moins cher.
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+Il faut que chacun apprenne le pourquoi et le comment de la contraception. La raison en est claire : l’homme a évolué sur une parcelle du cosmos ; borné par les ressources de l’écosphère, son univers ne peut admettre qu’un nombre limité d’occupants. Par la technique, il a modifié les caractéristiques de sa niche écologique. L’écosphère peut maintenant accueillir plus de gens, chacun moins adapté vitalement à son environnement - chacun ayant en moyenne moins d’espace, moins de compétence, moins de tradition. La tentative de fabriquer un environnement _meilleur_ s’est révélée aussi présomptueuse que celles d’améliorer la santé, l’éducation ou la communication. Le résultat, c’est qu’il y a maintenant plus de gens qui se sentent de moins en moins chez eux. Les nouveaux outils qui ont favorisé l’accroissement de la population ne peuvent pas assurer sa survie. La mise en place d’outils encore plus puissants augmente le nombre des frustrés plus vite que le chiffre total de la population. Sur un marché gavé, le manque s’accentue et exige toujours davantage la programmation des clients.
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+Toute planification est garantie par un facteur clé, à savoir le contrôle du nombre des gens pour lesquels on planifie. Mais, jusqu’à présent, toute planification de la population a échoué : les gens ne limitent leur natalité que lorsqu’ils en ont eux-mêmes décidé. Le paradoxe est que l’homme oppose sa plus grande résistance à l’enseignement dont il aurait pourtant besoin au plus haut degré. Tout programme de contrôle des naissances sur le modèle industriel échouera là où ont échoué l’école et l’hôpital. Au début jouera l’effet de séduction ; puis viendra l’escalade de l’avortement et de la stérilisation ; enfin ce sera l’argument massue pour perpétrer génocides, paupéricides et autres méga-morts.
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+Sans la pratique d’une contraception volontaire et efficace, l’humanité sera écrasée par son nombre, avant même d’être écrasée par la puissance de son propre outillage. Mais la généralisation de la contraception ne peut en aucun cas résulter d’un outil-miracle. Une pratique nouvelle, à l’opposé du présent, ne peut résulter que d’une relation nouvelle de l’homme à son outil. Le contrôle de l’outil, dont je parle, demande la généralisation de la contraception. Mais la contraception demande, pour être efficace, la généralisation de l’état d’esprit convivial dont s’accompagne le contrôle de l’outil en question.
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+Les systèmes requis par le contrôle des naissances sont l’exemple type de l’outil convivial moderne. Ils intègrent les données de la science la plus avancée à des instruments utilisables au prix d’un minimum de bon sens et d’apprentissage. Ces systèmes offrent de nouveaux moyens d’exercer les pratiques millénaires de contraception, de stérilisation et d’avortement. Ils peuvent, grâce à leur faible coût, être rendus accessibles à chacun. Dans leur variété, ils conviennent aux croyances, aux occupations et aux situations les plus diverses. De toute évidence, de tels outils structurent la relation que chacun entretient avec son propre corps et avec autrui.
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+Le contrôle des naissances est une entreprise à réaliser sur un horizon temporel très limité. Il ne peut l’être que de façon conviviale. C’est un contresens de vouloir forcer à l’emploi de l’outil convivial des gens que l’on continue, quant au reste, à conditionner à la seule consommation. Il est absurde de demander à un paysan brésilien de se servir de préservatifs dès lors qu’on lui a _appris à dépendre_ du médecin pour les piqûres et les ordonnances, du juge pour le règlement des litiges, et de l’instituteur pour l’alphabétisation. C’est un contresens de légiférer actuellement sur l’avortement comme « acte médical », quand il est devenu plus simple que jamais de reconnaître le début d’une grossesse ou de l’interrompre. Il est tout aussi utopique d’imaginer qu’en Inde les médecins vont confier d’eux-mêmes les stérilisations à des assistants analphabètes formés en conséquence. Le jour où les intéressés prendront conscience que cette opération délicate peut être aussi bien, sinon mieux, menée par un profane, pourvu qu’il soit capable de l’attention et de l’habileté que requiert, par exemple, la pratique ancestrale du tissage, c’en sera fait du monopole médical sur des opérations qui ne sont pas trop coûteuses pour être hors de portée du plus grand nombre. Au fur et à mesure que des outils post-industriels rationnels se répandront, les tabous du spécialiste suivront l’outillage industriel dans sa chute, comme ils l’avaient accompagné dans sa gloire. L’outil simple, pauvre, transparent est un humble serviteur ; l’outil élaboré, complexe, secret est un maître arrogant.
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+### La polarisation
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+L’industrialisation multiplie les gens et les choses. Les sous-privilégiés croissent en nombre, tandis que les privilégiés consomment toujours plus. En conséquence, la faim grandit chez les pauvres et la peur chez les riches. Conduit par la famine et le sentiment d’impuissance, le pauvre réclame une industrialisation accélérée ; poussé par la peur et le désir de protéger son mieux-être, le riche s’engage dans une protection toujours plus rageuse et rigide. Tandis que le pouvoir se polarise, l’insatisfaction se généralise. La chance qui nous est donnée de créer pour tout le monde plus de bonheur avec moins d’abondance est reléguée au point aveugle de la vision sociale.
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+Un tel aveuglement est le fait du déséquilibre de la balance du savoir. Les intoxiqués à l’éducation font de bons consommateurs et de bons usagers. Ils voient leur croissance personnelle sous la forme d’une accumulation de biens et de services produits par l’industrie. Plutôt que de faire les choses par eux-mêmes, ils préfèrent les recevoir emballées par l’institution. Ils étouffent leur pouvoir inné d’appréhender le réel. Le déséquilibre de la balance du savoir explique que la poussée du monopole radical des biens et des services soit presque imperceptible à l’usager. Mais cela ne nous dit pas pourquoi celui-ci se sent tellement impuissant à modifier les dysfonctions dans la mesure où il les perçoit.
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+C’est là qu’intervient l’effet d’un quatrième type de bouleversement : la polarisation croissante du pouvoir. Sous la poussée de la méga-machine en expansion, le pouvoir de décider du destin de tous se concentre entre les mains de quelques-uns. Et, dans cette frénésie de croissance, les innovations qui améliorent le sort de la minorité privilégiée croissent encore plus rapidement que le produit global.
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+Une hausse de 3 % du niveau de vie américain coûte vingt-cinq fois plus cher qu’une hausse égale du niveau de vie en Inde, - l’Inde est pourtant plus peuplée et plus prolifique que l’Amérique du Nord. La condition du pauvre peut être améliorée si le riche consomme moins, tandis que celle du riche ne peut l’être qu’au prix de la spoliation mortelle du pauvre. Le riche prétend qu’en exploitant le pauvre il l’enrichit puisqu’en dernière instance il crée l’abondance pour tous. Les élites des pays pauvres répandent cette fable.
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+Le riche s’enrichira et dépouillera plus d’un pauvre dans la décennie qui vient. Le fait que le marché international leur fournisse du blé imposera aux pays pauvres la construction de réseaux de transport et de distribution, à un prix social qui aurait de fait suffi à transformer l’agriculture locale. Mais l’angoisse qui nous étreint ne doit à aucun prix nous empêcher de bien comprendre la structure de la répartition du pouvoir, car c’est la quatrième dimension par où la surcroissance exerce ses effets destructeurs. L’industrialisation sans frein fabrique la pauvreté moderne. Il est vrai que les pauvres ont un peu plus d’argent, mais ils peuvent faire moins avec leurs quelques sous. La modernisation de la pauvreté va de pair avec la concentration du pouvoir : il faut bien le comprendre ou l’on manque la nature profonde de la polarisation.
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+La pauvreté se modernise : son seuil monétaire s’élève parce que de nouveaux produits industriels sont présentés comme des biens de première nécessité, tout en restant hors de portée du plus grand nombre. Dans le tiers monde, le fermier pauvre est chassé de ses terres par la révolution verte. Il gagne plus comme salarié agricole, mais ses enfants ne mangent plus comme avant. Le citoyen américain qui gagne dix fois plus que le salarié agricole est lui aussi désespérément pauvre. Tous deux paient toujours plus cher un moins-être croissant.
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+De façon complémentaire, l’écart entre riches et pauvres s’accroît, parce que le contrôle de la production est centralisé en vue de produire toujours plus pour le plus grand nombre. Tandis que la hausse des seuils de pauvreté est l’effet de la structure du produit industriel, l’accroissement de l’écart entre pauvres et puissants tient à la structure de l’outil. Ceux qui veulent résoudre le premier aspect du problème sans porter attention au second ne font que remplacer le manque de choses par un manque de voix. La redistribution du produit n’est pas le remède à la polarisation du contrôle.
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+On pallie par l’impôt les effets de surface de la concentration industrielle du pouvoir. L’impôt sur le revenu trouve son complément dans les systèmes de sécurité sociale, d’allocations et de distribution équitable du bien-être. Il se peut même qu’au-delà d’un certain seuil on étatise le capital, ou bien qu’on décide de réduire l’éventail des salaires. Mais un tel contrôle du revenu privé ne peut être efficace que s’il se double d’un contrôle de la consommation des privilèges de l’individu en raison de sa fonction de producteur. Il n’a par lui-même aucun effet égalisateur sur les vrais privilèges dans une société où le travail est promu au premier plan et la vie domestique reléguée au second. Aussi longtemps que les travailleurs seront classés en fonction du degré de capitalisation de force de travail que chacun représente, la minorité détentrice de stocks de savoir haut titrés s’arrogera régulièrement tous les privilèges qui permettent de _gagner du temps_. La concentration des privilèges entre les mains de quelques-uns est inhérente à la productivité industrielle.
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+Il y a seulement un siècle, personne n’aurait pu imaginer la concentration du pouvoir et de l’énergie qui nous semble normale aujourd’hui. Dans une société moderne, l’énergie industrialisée excède considérablement l’énergie métabolique globale, c’est-à-dire l’énergie dont dispose le corps humain pour effectuer des tâches. Le rapport de l’énergie mécanique à l’énergie humaine disponible est de 15 en Chine et de 300 aux États-Unis. Et les réseaux électriques concentrent plus efficacement le contrôle de l’énergie et l’exercice du pouvoir que ne le faisait le fouet dans les vieilles civilisations. La répartition sociale du contrôle de la consommation d’énergie a été modifiée de façon radicale. Le fonctionnement et, encore plus, le dessin de l’infrastructure énergétique d’une société moderne imposent l’idéologie du groupe dominant, avec une force et une pénétration inconcevables pour le prêtre de l’Ancienne Égypte ou pour le banquier du XVIIe siècle. En tant qu’instrument de domination, la monnaie perd sa valeur au profit du carburant. Si le capital est ce qui fournit l’énergie du changement, l’inflation énergétique a réduit le grand nombre à l’indigence.
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+Au fur et à mesure que l’outil grossit, le nombre d’opérateurs potentiels diminue. Au fur et à mesure que l’outil devient plus efficient, l’opérateur emploie plus de biens et de services coûteux. Sur les chantiers guatémaltèques, l’ingénieur est le seul à avoir l’air conditionné dans son baraquement. Son temps est si précieux qu’il prend l’avion pour se rendre dans la capitale, et ses décisions si importantes qu’il les communique par un émetteur radio à ondes courtes. Bien sûr, l’ingénieur a gagné ses privilèges en accaparant les fonds publics pour obtenir ses diplômes. Le manoeuvre indien ne peut évaluer la situation relativement privilégiée de son contremaître ; au contraire, les géomètres et les dessinateurs, qui ont été scolarisés, mais pas diplômés, ressentent tout à coup de façon plus aiguë la chaleur du chantier et l’éloignement de leur famille. Ils sont relativement appauvris de toute efficience supplémentaire gagnée par leur patron.
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+Jamais l’outil n’a été aussi puissant. Et jamais il n’a été à ce point accaparé par une élite. Le droit divin volait moins au secours des rois d’antan que la croissance des services à celui des cadres d’aujourd’hui, dans l’intérêt supérieur de la production. Les Soviétiques justifient les transports supersoniques en disant qu’ils épargnent du temps à leurs savants. Les transports à grande vitesse, les réseaux de télécommunication, les soins médicaux spéciaux et l’assistance illimitée de la bureaucratie sont présentés comme des nécessités pour tirer le maximum des individus qui ont été l’objet du maximum de capitalisation.
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+La société du méga-outil dépend pour sa survie de multiples systèmes qui empêchent le grand nombre de faire valoir leur parole. Ce dernier privilège est réservé aux individus reconnus comme étant les plus productifs. Normalement on mesure la productivité d’un individu par l’investissement éducatif dont il a été l’objet, par l’importance du rituel d’initiation auquel il a été soumis. Plus grand est le stock de savoir injecté à un individu donné, plus grande est la valeur sociale affectée à ses décisions, plus légitime, aussi, est sa demande de produits industriels de pointe.
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+Lorsque s’effondre le pouvoir assis sur le savoir certifié à l’école, des formes plus antiques de ségrégation reviennent sur le devant de la scène : la force de travail d’un individu vaut _moins_ dès lors qu’il est noir, de sexe féminin, étranger, qu’il ne pense pas droit, ne peut passer certaines ordalies. Le moindre rôle de l’école dans la sélection d’une méritocratie ouvre la porte à des procédés de sélection plus primitifs. Ainsi le décor est installé pour la multiplication des minorités et le développement spectaculaire de leurs revendications. Chacun réclamant son dû expose inévitablement la minorité dont il fait partie à être la victime de ses propres fins.
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+Au fur et à mesure qu’elles couvrent des institutions plus rares et plus vastes, les hiérarchies s’élèvent et s’agglutinent. Une place de cadre dans une industrie de pointe, voilà le produit le plus convoité et le plus disputé de la croissance. Les autres, ceux qui courent en vain derrière, sont le plus grand nombre, ils sont répartis en une variété de classes « inférieures » : les sous-éduqués, les femmes, les homosexuels, les jeunes, les vieux, etc. Chaque jour est inventé un nouveau type d’infériorité. Les mouvements minoritaires, que ce soit celui des femmes, des Noirs, ou des mal-pensants, réussissent au mieux à grappiller des diplômes et des carrières pour quelques-uns de leurs membres sortis du rang. Ils chantent victoire lorsqu’ils obtiennent la reconnaissance du principe : _à travail égal, salaire égal_. D’où le paradoxe : d’une part ces mouvements renforcent la croyance que les besoins d’une société égalitaire ne peuvent être satisfaits sans passer par un travail spécialisé et une hiérarchie bureaucratisée, de l’autre ils accumulent de fabuleux quanta de frustration que la moindre étincelle fera exploser.
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+Il importe peu de savoir à quelles fins spécifiques les minorités s’organisent, si elles veulent une répartition équitable de la consommation, de bonnes places, ou le pouvoir formel de gouverner des outils ingouvernables. Aussi longtemps qu’une minorité agit en vue d’obtenir son dû dans une société de croissance, elle n’obtiendra, pour la plupart de ses membres, qu’un sentiment toujours plus aigu d’insatisfaction.
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+Quant aux oppositions qui veulent obtenir le contrôle des institutions existantes, elles leur donnent par là une légitimité d’un type nouveau, en même temps qu’elles en exacerbent les contradictions. Changer l’équipe dirigeante, ce n’est pas une révolution. Que signifie le pouvoir aux travailleurs, le pouvoir noir, le pouvoir des femmes, ou celui des jeunes, si ce n’est que le pouvoir de se substituer au pouvoir en place ? Un tel pouvoir est au plus celui de mieux gérer une croissance, ainsi mise en état de poursuivre sa course glorieuse grâce à ces providentielles prises de pouvoir. L’école, qu’on y enseigne le marxisme ou le fascisme, reproduit une pyramide de classes de recalés. L’avion, qu’on y donne à l’occasion accès à un travailleur en vacances, reproduit une hiérarchie sociale avec une classe supérieure de gens dont le temps est supposé plus précieux que celui d’autrui.
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+De nouvelles classes de sous-consommateurs et de sous-employés sont à compter parmi les inévitables sous-produits de la croissance industrielle. Les femmes, les Noirs, les fils de pauvres en viennent à s’organiser. L’organisation leur fait prendre conscience de leur condition commune. Pour le moment, les minorités organisées réclament le droit à l’avoir, ainsi elles soutiennent le _statu quo._ Exiger « à travail égal, salaire égal », c’est consolider l’idée d’un travail inégal. Le jour où elles réclameront un égal droit au pouvoir, ces minorités pourront devenir le pivot de la reconstruction sociale. La société industrielle ne résisterait pas à l’assaut d’un vigoureux mouvement des femmes, par exemple, qui réclamerait un travail égal pour chacun, sans distinction aucune. Toutes les classes, toutes les races comptent des femmes. Elles exercent la plupart de leurs activités quotidiennes de façon non industrielle. Les sociétés industrielles sont viables précisément parce que les femmes sont là pour réaliser les tâches quotidiennes qui se dérobent à l’industrialisation. Mais une société régie par les critères de l’efficience industrielle dégrade et dévalue le travail domestique. En fait, celui-ci deviendrait encore plus inhumain s’il entrait dans le monde industriel. On imagine plus facilement l’Amérique du Nord cessant d’exploiter la sous-industrialisation de l’Amérique latine que cessant d’affecter ses femmes aux corvées non industrialisables. L’expansion de l’industrie s’arrêterait si les femmes nous forçaient à reconnaître que la société n’est plus viable quand un seul mode de production exerce sa domination sur l’ensemble. Il est urgent de prendre conscience de la pluralité des modes de production, chacun valable et respectable, qu’une société, pour être viable, doit faire coexister. Une telle prise de conscience nous rendrait maîtres de la croissance industrielle. La croissance s’arrêterait si les femmes et les autres minorités éloignées du pouvoir exigeaient un travail également créatif pour chacun, au lieu de réclamer l’égalité des droits sur le méga-outillage manipulé jusqu’à maintenant par l’homme seul. Seule une structure de production qui protège l’égale répartition du pouvoir permet une égale jouissance de l’avoir.
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+### L usure obsolescence
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+La reconstruction conviviale suppose le démantèlement de l’actuel monopole de l’industrie, non la suppression de toute production industrielle. Elle demande que soit réduite la polarisation sociale due à l’outil, afin que coexiste une pluralité dynamique de structures complémentaires dans la force productive et donc une pluralité de milieux et d’élites. Elle réclame l’adoption d’outils mettant en oeuvre l’énergie du corps humain, non la régression vers une exploitation de l’homme. Elle exige une considérable réduction de la série de traitements obligatoires, mais n’empêche personne de se faire enseigner ou soigner s’il le désire. Une société conviviale n’est pas non plus une société gelée. Sa dynamique est fonction de l’ampleur de répartition du contrôle de l’énergie, c’est-à-dire du pouvoir d’opérer un changement réel. Dans le système actuel d’usure programmée à grande échelle, quelques centres de décision imposent l’innovation à l’ensemble de la société et privent les communautés de base de choisir leurs lendemains. De ce fait, l’outil impose la direction et le rythme de l’innovation. Un processus ininterrompu de reconstruction conviviale est possible à condition que le corps social protège le pouvoir des personnes et des collectivités de modifier et renouveler leurs styles de vie, leurs outils, leur milieu, autrement dit leur pouvoir de donner au réel figure nouvelle. Dans cette menace industrielle sur le passé et l’avenir, sur la tradition de l’utopie, réside la cinquième dimension selon laquelle sauvegarder l’équilibre.
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+La polarisation sociale, on l’a vu, résulte de deux facteurs combinés : la hausse du coût des biens et des services produits et emballés par l’industrie, et la rareté croissante des emplois considérés comme hautement productifs. L’usure, de son côté, produit la dévalorisation. Cette _dévalorisation_ n’est pas l’effet d’un taux global de changement, mais du changement qui affecte les produits exerçant un monopole radical. La _polarisation_ sociale est déterminée par le fait suivant : le coût des biens et des services standardisés est devenu tel que la plupart des gens n’y peuvent pas accéder. Plus on augmente leur production, plus on égalise une distribution, plus on exclut le consommateur du contrôle sur ce qu’il reçoit. L’usure, de son côté, peut devenir intolérable même à qui n’est pas évincé du marché. Elle oblige le consommateur à se détacher continuellement de ce qu’il a été forcé de désirer, de payer et d’installer dans son existence. La nécessité artificielle et l’usure planifiée sont deux dimensions distinctes de la surefficience, qui étayent une société où la hiérarchie sédimente le privilège.
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+Il n’importe guère que l’usure forcée détruise de vieux modèles ou de vieux systèmes. Ford peut se débarrasser d’un vieux modèle en ne fournissant plus de pièces de rechange, et la police peut écarter de la voie publique les vieilles voitures, qui ne répondent pas aux nouvelles normes de sécurité. Par manque d’essence ou par désir d’efficience, on pourrait remplacer la voiture par l’aérotrain. Le renouvellement est intérieur à un mode industriel de production doublé d’une idéologie de progrès. Le produit ne peut être amélioré que si la méga-machine est _réoutillée_. Et, pour que « ça paie », d’immenses marchés doivent être créés _en vue_ du nouveau modèle. La meilleure façon d’ouvrir un marché est d’assimiler le produit nouveau à un important privilège. Si cela marche, le vieux modèle est dévalorisé, et le consommateur s’abandonne à l’idéologie de la croissance illimitée qui touche à la « qualité » améliorée du bien de consommation. Les individus, mais aussi les pays, se classent socialement selon l’ancienneté de leur stock d’outils et de biens. Certains, le petit nombre, peuvent se payer le luxe d’avoir toujours le dernier modèle, les autres se servent encore de voitures, de machines à laver et de postes de radio qui ont cinq ou quinze ans d’âge ; ils passent probablement leurs vacances dans des hôtels tout aussi démodés, c’est-à-dire déclassés. Le niveau d’usure de leur consommation indique exactement où ils se placent dans l’échelle sociale.
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+Le classement social des individus en fonction de l’âge des objets qu’ils utilisent n’est pas l’apanage du seul capitalisme. Partout où l’économie est fondée sur la production et l’emballage massifs de biens et de services sujets à l’usure, seuls quelques privilégiés ont accès aux produits de dernier cri. Seules quelques infirmières assistent aux cours d’anesthésie les plus modernes, et seuls quelques bureaucrates peuvent rouler ou voler dans le dernier modèle de véhicule. Chacun, dans l’élite constituée au sein de la minorité, reconnaît et classe autrui selon l’âge de ses outils, sinon de son équipement domestique, du moins de son matériel de bureau.
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+L’innovation coûte cher ; pour justifier la dépense, le gestionnaire doit prouver qu’elle est un facteur de progrès. Pour chiffrer ce progrès, dans une économie planifiée, le département de recherche et développement appelle à son secours la pseudo-science, et dans une économie de marché, celui des ventes recourt aux études de marché. En tout état de cause, l’innovation périodique nourrit la croyance qui l’a engendrée, l’illusion que ce qui est nouveau est mieux. Cette croyance est devenue partie intégrante de la mentalité moderne. On oublie seulement que toutes les fois qu’une société industrielle se nourrit de cette illusion, chaque nouvelle unité lancée sur le marché crée plus de besoins qu’elle n’en comble. Si ce qui est nouveau est mieux, ce qui est vieux n’est pas si bon ; le lot de l’humanité, dans son écrasante majorité, est alors bien mauvais. Le nouveau modèle produit une nouvelle pauvreté. Le consommateur, l’usager, ressent durement la distance entre ce qu’il a et ce qu’il serait mieux d’avoir. Il mesure la valeur d’un produit à sa nouveauté, et se prête à une éducation permanente, en vue de la consommation et de l’usage de l’innovation. Rien n’échappe à l’usure, pas même les concepts. La logique du « toujours mieux » remplace celle du bien comme élément structurant de l’action.
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+Une société engagée dans la course au mieux-être ressent comme une menace l’idée même d’une quelconque limitation du progrès. Alors l’individu qui ne change pas d’objets connaît la rancoeur de l’échec et celui qui en change découvre le vertige du manque. Ce qu’il a l’écoeure, ce qu’il veut avoir le rend malade. Le changement accéléré produit sur lui les mêmes effets que l’accoutumance à une drogue : on essaye, on recommence, on est accroché, on est malade, on manque. La dialectique de l’histoire est brisée. Le rapport entre le présent et la tradition s’évanouit. Le langage perd ses racines, la mémoire sociale se fige, le précédent perd son emprise sur le droit. L’accord sur l’action légale, sociale et politique s’oriente vers l’alchimie de l’avenir.
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+Mais si l’on établit des bornes à la croissance, objecte-t-on, et si l’on se met à produire une somme finie et durable de biens industrialisés, c’en sera fini de la liberté d’expérimenter et d’innover. L’objection serait justifiée s’il était ici question de retenir un nouveau modèle d’économie de croissance. Aujourd’hui le modèle du dernier chic est justement une production propre et limitée de biens, et un développement illimité de services. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse, car je ne parle pas de l’avenir de la société industrielle, mais du passage à une société diversifiant les modes de production. La limitation du produit industriel a pour but, à nos yeux, de libérer l’avenir, de l’ouvrir à la surprise des actions personnelles.
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+L’innovation industrielle est programmée, futile, réactionnaire. Le renouvellement des outils conviviaux aura la spontanéité et la fraîcheur des êtres qui les manieront. À l’heure actuelle, le progrès du savoir-faire est d’ailleurs entravé par l’assimilation de la recherche scientifique au développement industriel. La plupart des outils de la recherche sont réservés à des chercheurs programmés en vue d’interpréter le monde en termes de profit et de pouvoir. Et la plupart des buts de la recherche sont déterminés par des mobiles de puissance et d’efficience. La plus large part du coût de la recherche est due à son caractère secret, compétitif, impersonnel. À l’opposé, rien n’empêche la recherche conviviale d’être aussi une recherche fondamentale. La recherche conduite pour le plaisir nous réserve, j’en suis sûr, plus de surprises que celle du grain de sable qui bloque la grosse machine. L’innovation du savoir comme celle du pouvoir peut fleurir là seulement où elle est protégée de l’usure industrielle.
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+Une société gelée serait tout aussi insupportable à l’homme que la société de l’accélération : entre les deux se place la société d’innovation conviviale. Le changement accéléré enlève tout sens à la régie d’une société par le Droit. La raison en est que le Droit se fonde sur le précédent. Au-delà d’un certain seuil d’accélération, il n’y a plus de place pour cette référence au précédent, et donc pour le jugement. En perdant ce recours au Droit, la société se condamne à l’éducation. L’exercice du contrôle social mis au service du _plan_ devient la tâche des spécialistes. L’idéologue remplace le juriste. L’éducateur façonne l’individu à être dressé et redressé tout au long de son existence. Cent fois sur le métier on remet cet ouvrage, pour produire un individu fasciné par le profit, et toujours mieux adapté aux exigences de l’industrie. La production d’outils en vue d’adapter l’homme à son milieu devient l’industrie dominante lorsque le rythme de changement du milieu dépasse un certain seuil. La reconstruction conviviale exige que soit limité le taux d’usure et d’innovation obligatoire. L’homme est un être fragile. Il naît dans le langage, vit dans le Droit et meurt dans le mythe. Soumis à un changement démesuré, l’homme perd sa qualité d’homme.
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+### L insatisfaction
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+On a passé en revue cinq circuits différents. En chacun d’eux, l’outil surefficient menace un équilibre. Il menace l’équilibre de la _vie_ , il menace l’équilibre de l’ _énergie_ , il menace l’équilibre du _savoir_ , il menace l’équilibre du _pouvoir_ , enfin il menace le _droit à l’histoire_.
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+La perversion de l’outil menace de saccager le milieu physique. Le monopole radical menace de geler la créativité. La surprogrammation menace de transformer la planète en une vaste zone de services. La polarisation menace d’instaurer un despotisme structurel et irréversible. Enfin, l’usure menace de déraciner l’espèce humaine. Dans chacun de ces circuits, et chaque fois selon une dimension différente, l’outil surefficient affecte la relation de l’homme à son environnement : il menace de provoquer un court-circuit fatal.
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+Notre analyse serait incomplète si elle concernait un circuit à l’exclusion des autres. Chacun de ces équilibres doit être protégé. Les _outputs_ d’une énergie propre peuvent être équitablement distribués par un monopole radical intolérable. L’école obligatoire ou les médias omniprésents peuvent affecter l’équilibre du savoir, et ouvrir la route à une polarisation de la société, c’est-à-dire à un despotisme du savoir. N’importe quelle industrie peut engendrer une accélération insupportable des rythmes d’usure. Les cultures ont fleuri au coeur d’une multiplicité de géographies aujourd’hui menacée. Mais, à présent, ce sont aussi le milieu social et le milieu psychique qui risquent la destruction. L’espèce humaine sera peut-être empoisonnée par la pollution. Elle peut aussi s’évanouir et disparaître par manque de langage, de droit, ou de mythe. Si le monopole radical dégrade l’homme et si la polarisation le menace, le choc du futur peut, lui, le désintégrer.
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+Dans chacun des circuits, on l’a vu, on peut déterminer des critères et repérer des seuils, qui permettent de vérifier la dégradation des divers équilibres. Il est possible de désigner ces seuils dans un langage compréhensible pour tous. Au cours d’un processus politique, la population peut se servir de tels critères pour maintenir le développement de l’outil en deçà des seuils critiques. Les bornes ainsi tracées circonscriraient le type de structures des forces productives qui restent contrôlables par la population : le pouvoir d’indiquer ces bornes forme l’appendice techno-politique nécessaire à toute constitution contemporaine. Au-delà, l’outil échappe à tout contrôle politique. Le pouvoir que l’homme a de faire valoir son droit disparaît lorsqu’il se lie à des processus dans lesquels il n’a plus aucunement voix au chapitre. Pour autant qu’il puisse encore en jouir, son corps, ses loisirs, sa liberté et ses attaches, en un mot le sens de sa vie, lui sont concédés comme un facteur d’optimisation de la logique de l’outil. À ce stade, l’homme est devenu matière première pour la méga-machine, la plus malléable des matières premières. Les seuils critiques circonscrivent un espace qui est celui de la survie humaine. Si cet espace n’est pas borné par le Droit, dignité et liberté de la personne seront écrasées.
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+À l’heure actuelle, la recherche scientifique s’oriente massivement vers cette réduction de l’homme, à travers la poursuite de deux objectifs : d’une part assurer l’avancée technologique qui permette de mieux produire de meilleurs produits, de l’autre appliquer l’analyse des systèmes à la manipulation de la survie de l’espèce humaine afin de mieux préserver sa consommation. Pour permettre à l’homme de s’épanouir, la recherche future doit aller dans un sens radicalement opposé, elle doit aller à la racine du mal. Donnons-lui le nom de _recherche radicale_. La recherche radicale poursuit aussi deux objectifs : d’une part fournir les critères qui permettent de déterminer quand un outil atteint un seuil de nocivité ; de l’autre inventer des outils qui optimisent l’équilibre de la vie, et donc maximisent la liberté de chacun. Le premier objectif vise la formulation des cinq classes de seuils identifiées dans ce qui précède. Le second objectif vise les limitations des techniques du bien-être.
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+La recherche radicale n’est ni une nouvelle discipline scientifique ni une entreprise interdisciplinaire. C’est l’analyse dimensionnelle de la relation de l’homme à son outil.
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+Personne ne niera que son existence sociale se développe sur plusieurs échelles, dans plusieurs milieux concentriques : la cellule de base, l’unité de production, la ville, l’État, la terre enfin. Chacun de ces milieux a son espace et son temps, ses hommes et ses ressources en énergie. Il y a dysfonction de l’outil dans l’un de ces milieux lorsque l’espace, le temps et l’énergie requis par l’ensemble des outils excèdent l’ _échelle naturelle_ correspondante. Ces échelles naturelles sont susceptibles d’identification, sans qu’on prétende pouvoir dire quelque chose de la nature de l’homme ou de la société. Ces échelles définissent en termes négatifs et de proscription l’espace à l’intérieur duquel le phénomène humain peut être observé. Mais elles ne contribuent en rien à dire de quelle nature est ce phénomène, pas plus qu’elles ne formulent de prescription. En ce sens, on peut parler de l’ _homéostase_ de l’homme dans son milieu, que menace toute dysfonction de l’outil, et définir la politique comme le processus par lequel les hommes assument la responsabilité de cette homéostase.
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+Il est temps de cesser de définir les besoins humains en termes abstraits, avant de les soumettre, comme des problèmes, au traitement de la technocratie, qui pratique la méthode de l’escalade. Il est temps de commencer à chercher à l’intérieur de quelles bornes des collectivités d’hommes concrets peuvent se servir de la technique pour satisfaire leurs besoins sans porter préjudice à autrui. Identifier l’anathème marque le premier pas de la recherche radicale.
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+Les seuils au-delà desquels se profile la destruction ne déterminent pas la fourchette des degrés auxquels une société limite volontairement l’usage de ses outils. Les seuils dessinent le champ de la survie possible, les limites de la fourchette figurent la clôture d’une culture. Les seuils naturels sont l’effet de la nécessité, les limites culturelles sont le fait de la liberté. Les seuils configurent le Droit constitutif de toute société, les limites préfigurent la justice conviviale d’une société particulière. La nécessité de déterminer des seuils et de ne pas franchir les bornes ainsi définies est la même pour toutes les sociétés. La fixation des limites dépend du mode de vie et du degré de liberté souhaités par chaque collectivité.
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+Il est une forme de dysfonction dans laquelle la croissance ne détruit pas encore la vie, mais pervertit déjà l’usage de l’outil. L’outil n’est pas optimal, il n’est pas intolérable non plus ; encore tolérable, mais déjà surefficient, il dégrade un équilibre de nature plus subjective et plus subtile que ceux décrits précédemment : _l’équilibre de_ _l’_ _action_. C’est l’équilibre entre le prix personnellement payé et le résultat obtenu, c’est la conscience que _moyens et fins s’équilibrent_. Lorsque l’outil asservit la fin qu’il devrait servir, l’usager devient la proie d’une profonde insatisfaction. S’il ne lâche pas l’outil - ou si l’outil ne le lâche plus -, il devient fou. Dans l’Hadès, le châtiment le plus épouvantable était réservé au blasphémateur : le juge des enfers le condamnait à une activité frénétique. Le rocher de Sisyphe est l’outil perverti. Le comble est que, dans une société où ce type d’activité est la règle, on forme les hommes à rivaliser entre eux pour conquérir le droit de se frustrer eux-mêmes. Mus par la rivalité, aveuglés par le désir, c’est à qui parmi eux sera le premier intoxiqué à l’outil.
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+Comme je l’ai développé ailleurs[^n04], la prédominance du transport sur la circulation des gens peut servir à illustrer la différence entre ce qui est borne de l’équilibre et ce qui est une limite choisie pour faire fleurir l’égalité dans la jouissance de la liberté. Protéger l’environnement, cela peut signifier interdire les transports supersoniques. Éviter que la polarisation sociale devienne intolérable, cela peut signifier interdire les transports aériens. Se défendre contre le monopole radical, cela peut signifier interdire les voitures. En l’absence de telles mesures, le transport menace la société. L’équilibre des fins et des moyens que je souligne ici nous fournit un nouveau critère de sélection de l’outil. La considération de ce nouvel équilibre nous conduira peut-être à proscrire tous les transports publics à vitesse supérieure à celle de la bicyclette.
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+Chaque véhicule, quel qu’il soit, dont la vitesse maximale dépasse un certain seuil, accroît la perte de temps et d’argent de l’usager moyen. Toutes les fois qu’en un point du système de circulation, la vitesse maximale excède un certain seuil, cela veut dire que plus de gens vont passer plus de temps à l’arrêt d’autobus, sur le périphérique embouteillé, ou dans un lit d’hôpital. Cela veut dire aussi qu’ils vont passer plus de temps à payer le système de transport qu’ils sont forcés d’utiliser.
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+Le seuil critique d’une vitesse dépend d’une multitude de facteurs : les conditions géographiques, culturelles, économiques, techniques, financières. Avec autant de paramètres pour une inconnue, on pourrait s’attendre à ce que la fourchette d’estimation du seuil critique de vitesse soit très large. Il n’en est rien. Elle est même tellement basse et tellement étroite qu’elle paraît improbable à la plupart des spécialistes de la circulation.
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+Il y a dysfonction dans la circulation dès qu’elle admet, en un point quelconque du système, une vitesse supérieure à celle d’une bicyclette. C’est pourquoi la vélocité du vélo peut servir de critère à la détermination du seuil critique de vitesse. Tout dépassement en un point quelconque du système accroît la somme de temps affectée par l’ensemble des usagers au service de l’industrie des transports.
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+La surabondance de biens mène à la rareté de temps. Le temps se raréfie parce qu’il faut le temps de consommer et de se faire soigner, et parce que l’accoutumance à la production rend plus coûteuse encore la désaccoutumance. Plus le consommateur s’enrichit, et plus il est conscient des degrés qu’il a gravis, à la maison comme au bureau. Plus il est haut perché dans la pyramide de la production, et moins il a le temps de s’abandonner aux activités qu’on ne saurait comptabiliser. Il devient difficile de gagner du temps quand on prend trop d’arrhes sur l’avenir. Staffan Linder souligne le fait que nous avons tendance à suremployer le futur. Lorsque le futur devient le présent, nous avons sans cesse le sentiment de manquer de temps, simplement parce que nous avons prévu des journées de trente heures. Comme s’il ne suffisait pas que le temps coûte plus ou moins cher et, d’une façon générale, de plus en plus cher dans une société d’abondance, le suremploi du futur engendre un _stress_ dévastateur.
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+L’industrie des transports produit de la rareté de temps. Dans une société où beaucoup de gens emploient des véhicules rapides, _tout le monde_ doit y consacrer plus de temps et d’argent. Une fois l’équilibre rompu et le seuil de vitesse dépassé, la rivalité devient féroce entre l’industrie du transport et les autres industries, afin de contrôler les espaces et l’énergie disponibles. Et, lorsque la vitesse croît de façon linéaire, la mêlée croît de façon exponentielle. Le temps consacré à la circulation empiète sur le temps de travail comme il dévore le temps de loisir.
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+Les plus gros véhicules ne doivent jamais être vides, les plus rapides doivent bouger sans cesse. Les capsules individuelles deviennent ruineuses. Les transports publics ne desservent plus que les grands axes. Il faut que ça tourne, toujours plus vite. Lorsque sa vitesse augmente, le véhicule devient le tyran de l’existence quotidienne. On prévoit tant de temps, il en faut deux fois plus. On s’engage des mois, voire des années à l’avance. Certains de ces engagements, pris à grands frais, ne peuvent être tenus. On est habité par le sentiment de l’échec. On vit sous tension. L’homme n’est pas programmable à volonté. Lorsque, pour l’équilibre de l’action, le seuil critique est dépassé, c’est la grande empoignade entre l’industrie de la vitesse et les autres, pour savoir qui va dépouiller l’homme de la part d’humanité qui lui reste.
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+La vitesse est le vecteur-clé pour déceler comment l’industrie du transport affecte l’équilibre vital. À considérer les cinq premières dimensions, il en faut beaucoup moins qu’on ne pourrait croire pour que les transports se retournent contre l’homme en brisant les échelles naturelles. Mais il est un autre fait encore plus surprenant. La vitesse qui, par application de l’ensemble des cinq premiers critères définis, apparaît comme tolérable est du même ordre de grandeur que la vitesse qui optimise la circulation désirable, celle qui, au moindre coût de temps social, assure l’équité à la fois du rayon d’action et des possibilités d’accès maximalisées par la technique. La grande diversité des fourchettes d’ordre technique qui figurent la clôture respective de chaque civilisation s’inscrit naturellement dans l’espace de la technologie tolérable. Les bornes du tolérable coïncident, dans l’ordre de grandeur, avec la limite supérieure de la fourchette du désirable.
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+Ce constat du contresens que constitue la surproduction n’est pas à dresser seulement pour les transports. On retrouve le même type de résultats négatifs à propos des investissements faits en médecine. Aux États-Unis, on a calculé que plus de 95 % des dépenses médicales consacrées à des malades dont on sait la mort proche n’ont aucun effet bénéfique sur leur bien-être ; on intensifie seulement leur souffrance, on les rend totalement dépendants de soins impersonnels, sans prolonger la durée de leur existence. La rentabilité maximale d’un service se situe à l’intérieur de certaines limites. Passé un certain seuil, la santé d’un patient se mesure à sa note d’hôpital, comme la richesse d’une nation se mesure à la note de frais globale qu’est le PNB. À l’échelle de l’individu comme à celle de la collectivité, il faut toujours payer.
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+Il faut payer pour rémunérer le capital, il faut payer aussi les pots cassés par la croissance. En pratiquant l’escalade de la technique, la médecine cesse d’abord de guérir, puis elle cesse de prolonger la vie humaine. Elle se transforme en rituel de négation de la mort : l’individu suradapté à la machine fait son dernier tour de piste, spectaculaire. Il aura fait le meilleur temps.
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+Dans une première étape, la recherche radicale s’attache à étudier la hausse des désutilités marginales, et les menaces engendrées par la croissance. Dans une seconde étape, elle s’applique à découvrir les systèmes et les institutions qui optimisent les modes de production conviviaux. Une telle recherche soulève des résistances, dont les moindres ne sont pas d’ordre psychique. L’homme suroutillé est comme le _junkie_ : l’accoutumance déforme l’ensemble de son système de valeurs et mutile sa capacité de jugement. Les drogués de tout genre sont prêts à payer toujours plus pour jouir toujours moins. Ils tolèrent l’escalade de la désutilité marginale. Rien ne peut les affecter dès lors qu’un seul souci les anime : faire monter la mise. De tels esprits considèrent les transports comme un moyen de produire le plaisir de la vitesse plutôt que comme un moyen d’accroître la liberté et la joie dans la circulation. Ils n’accepteront pas sans mal cette évidence que l’homme est un être naturellement mobile et que la technique, sous la forme de la bicyclette, élève la mobilité d’une société jusqu’à un nouvel ordre de grandeur au-delà duquel aucune accélération du véhicule ne pourrait la faire augmenter.
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+La recherche radicale s’attache à rendre sensible la relation entre l’homme et l’outil, puis à la rendre transparente, à identifier les ressources dont nous disposons et les effets que l’on peut attendre de leurs différents emplois possibles.
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+Rendre sensible la dégradation des équilibres qui fondent la survie, telle est la tâche immédiate de la recherche radicale. La recherche radicale repère les catégories de population les plus menacées et les aide à discerner la menace. Elle fait prendre conscience à des individus ou à des groupes jusque-là divisés que les mêmes menaces pèsent sur leurs libertés fondamentales. Elle montre que toute exigence de liberté réelle, formulée par qui que ce soit, sert toujours l’intérêt du grand nombre.
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+La désaccoutumance de la croissance sera douloureuse. Elle sera douloureuse pour la génération de transition, et surtout pour les plus intoxiqués de ses membres. Puisse le souvenir de telles souffrances préserver de nos errements les générations futures.
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+## Les trois obstacles à l inversion politique
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+Nous avons vu l’équilibre de la vie se déployer dans cinq dimensions. En chacune d’elles, seul le maintien d’un équilibre déterminé qui la caractérise garantit l’homéostase constitutive de la vie humaine. L’intervention dans l’écosphère ne demeure rationnelle qu’à la condition de ne pas franchir les limites génétiques. L’institution ne suscite la culture que si elle autorise et rend effectif un subtil équilibre entre l’action personnelle autonome et les contraintes directrices qu’elle-même impose. L’effacement des barrières géographiques et culturelles ne peut promouvoir l’originalité sociale que s’il s’accompagne d’une réduction de l’écart énergétique entre les privilégiés et le grand nombre. Un accroissement du taux d’innovation n’a de valeur que s’il accentue un plus profond enracinement dans la tradition et dans la plénitude du sens.
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+D’instrument, l’outil peut devenir maître, puis bourreau de l’homme. La relation s’inverse plus vite qu’on ne s’y attend : la charrue fait de l’homme le seigneur d’un jardin, puis bientôt un errant dans un sahel de poussière. Le vaccin qui sélectionne ses victimes engendre une race capable de survivre seulement dans un milieu conditionné. Nos enfants naissent amoindris dans un monde inhumain. L _’homo faber_ , d’apprenti sorcier, se transforme en poubelle vorace.
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+L’outil peut croître de deux façons, soit qu’il augmente le pouvoir de l’homme, soit qu’il le remplace. Dans le premier cas, la personne conduit son existence propre, en prend le contrôle et la responsabilité. Dans le second cas, c’est finalement la machine qui l’emporte : elle réduit à la fois les choix de l’opérateur et de l’usager-consommateur, puis elle leur impose à tous deux sa logique et ses exigences. Menacée par l’omnipotence de l’outil, la survie de l’espèce dépend de l’établissement de procédures qui permettent à tout le monde de distinguer clairement entre ces deux façons de rationaliser et d’employer l’outil et, par là, incitent à choisir la survie dans la liberté. Dans l’accomplissement de cette tâche, trois obstacles nous barrent le chemin : l’idolâtrie de la science, la corruption du langage quotidien et la dévaluation des procédures formelles qui structurent la prise des décisions sociales.
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+### La démythologisation de la science
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+Par-dessus tout, le débat politique est gelé par une tromperie concernant la _science_. Le mot en est venu à désigner une entreprise institutionnelle plutôt qu’une activité personnelle, la solution d’une série de casse-tête plutôt que l’imprévisible déploiement de la créativité humaine. La science est maintenant une agence de services fantôme et omniprésente, qui produit du _meilleur savoir_ , tout comme la médecine, de la meilleure santé. Le dommage causé par ce contresens sur la nature du savoir est encore plus radical que le mal fait par la mercantilisation de l’éducation, de la santé et du mouvoir. Le leurre de la meilleure santé corrompt le corps social, car chacun se préoccupe de moins en moins de la qualité de l’environnement, de l’hygiène de son mode de vie ou de sa propre capacité à soigner autrui. L’institutionnalisation du savoir mène à une dégradation globale plus profonde parce qu’elle détermine la structure commune des autres produits. Dans une société qui se définit par la consommation du savoir, la créativité est mutilée, l’imagination s’atrophie.
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+Cette perversion de la science est fondée sur la croyance en deux espèces de savoir : celui, inférieur, de l’individu, et le savoir, supérieur, de la science. Le premier savoir serait du domaine de l’opinion, l’expression d’une subjectivité, et le progrès n’en aurait rien à faire. Le second serait objectif, défini par la science et répandu par des porte-parole experts. Ce savoir objectif est considéré comme un bien qui peut être stocké et constamment amélioré. C’est une ressource stratégique, un capital, la plus précieuse des matières premières, l’élément-base de ce qu’on s’est mis à appeler la _prise de décision_ , celle-ci étant à son tour conçue comme un processus impersonnel et technique. Sous le nouveau règne de l’ordinateur et de la dynamique de groupe, le citoyen abdique tout pouvoir en faveur de l’expert, seul compétent.
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+Le monde n’est porteur d’aucun message, d’aucune information. Il est ce qu’il est. Tout message concernant le monde est produit par un organisme vivant qui agit sur lui. Lorsqu’on parle d’informations stockées en dehors de l’organisme humain, on tombe dans un piège sémantique. Les livres et les ordinateurs font partie du monde. Ils fournissent des données lorsqu’un oeil est là pour les lire. En confondant le _médium_ avec le message, le réceptacle avec l’information elle-même, les données avec la décision, nous reléguons de façon cavalière le problème du savoir et de la connaissance au point aveugle de notre esprit.
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+Intoxiqués par la croyance en un meilleur avenir, les individus cessent de se fier à leur propre jugement et demandent qu’on leur dise la vérité sur ce qu’ils « savent ». Intoxiqués par la croyance en une meilleure prise des décisions, ils ont du mal à décider tout seuls et bientôt perdent confiance dans leur propre pouvoir de le faire. L’impuissance croissante de l’individu à prendre seul des décisions affecte la structure même de son attente. Autrefois les hommes se disputaient une rareté bien concrète, à présent ils réclament un mécanisme distributeur pour combler un manque illusoire. Le rituel bureaucratique organise la consommation frénétique du menu social : programme d’éducation, traitement médical ou action en justice. Le conflit personnel est privé de toute légitimité, dès lors que la science promet l’abondance pour tous et prétend donner à chacun selon ses manques personnels et sociaux, objectivement identifiés. Les individus, qui ont désappris à reconnaître leurs propres besoins comme à réclamer leurs propres droits, deviennent les proies de la méga-machine qui définit à leur place leurs manques et leurs revendications. La personne ne peut plus de soi contribuer au renouvellement continu de la vie sociale. L’homme en vient à se méfier de la parole, il s’accroche à un savoir supposé. Le vote remplace la palabre ; l’isoloir, la terrasse de café. Le citoyen s’assoit en face de l’écran et se tait.
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+Les règles du sens commun qui permettaient aux hommes de conjuguer et de partager leurs expériences sont détruites. Le consommateur-usager a besoin de sa dose de savoir garanti soigneusement conditionné. Il trouve sa sécurité dans la certitude de lire le même journal que son voisin, de regarder la même émission télévisée que son patron. Il se contente d’avoir accès au même robinet de savoir que son supérieur, plutôt que de chercher à instaurer l’égalité des conditions qui donneraient à sa parole le même poids qu’à celle du patron. La dépendance, partout acceptée comme allant de soi, à l’égard du savoir hautement qualifié produit par la science, la technique et la politique, érode la confiance traditionnelle dans la véracité du témoin et vide de leur sens les principales manières dont les hommes peuvent échanger leurs propres certitudes. Jusque devant les tribunaux, l’expertise rivalise de poids avec les témoignages. L’expert est quasiment admis comme témoin patenté, on oublie que sa déposition ne représente que le ouï-dire, l’ _opinion_ d’une profession. Sociologues et psychiatres accordent ou refusent le droit à la parole, à une parole audible. En mettant sa foi dans l’expert, l’homme se dépouille de sa compétence juridique d’abord, politique ensuite. Leur confiance dans la toute-puissance de la science incite les gouvernements et leurs administrés à se bercer de l’illusion d’éliminer les conflits suscités par une évidente raréfaction de l’eau, de l’air ou de l’énergie, à croire aveuglément aux oracles des experts qui promettent des miracles multiplicateurs.
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+Nourrie du mythe de la science, la société abandonne même aux experts le soin de fixer les limites de la croissance. Or une telle délégation de pouvoir détruit le fonctionnement politique ; à la parole comme mesure de toutes choses, elle substitue l’obéissance à un mythe et finalement légitime en quelque sorte les expériences conduites sur des hommes. L’expert ne représente pas le citoyen, il fait partie d’une élite dont l’autorité se fonde sur la possession exclusive d’un savoir non communicable ; mais en fait ce savoir ne lui confère aucune aptitude particulière à définir les bornes de l’équilibre de la vie. L’expert ne pourra jamais dire où se situe le seuil de la tolérance humaine. C’est la personne qui le détermine, en communauté ; nul ne peut abdiquer ce droit. Bien sûr, il est possible de faire des expériences sur des êtres humains. Les médecins nazis ont exploré les limites d’endurance de l’organisme. Ils ont découvert combien de temps l’individu moyen peut supporter la torture, mais cela ne leur a rien révélé sur ce que quelqu’un peut tenir pour tolérable. Fait significatif, ces médecins ont été condamnés sur la base d’un pacte signé à Nuremberg deux jours après la destruction d’Hiroshima, à la veille de celle de Nagasaki.
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+Ce qu’un peuple peut endurer demeure hors de portée de toute expérience. On peut dire ce qu’il advient d’un groupe d’hommes particuliers placés dans une situation extrême : prisonniers, naufragés ou cobayes. Mais cela ne peut servir à déterminer le degré de souffrance et de frustration qu’une société donnée acceptera de subir à cause de l’outillage qu’elle aura elle-même forgé. Certes des opérations scientifiques de mesure peuvent indiquer qu’un certain type de comportement menace un équilibre vital majeur. Mais seule une majorité d’hommes de jugement, qui connaissent la complexité des réalités quotidiennes et qui en tiennent compte dans leurs agissements, peuvent trouver comment limiter les fins que se donnent la société et les individus. La science peut mettre en lumière les dimensions du royaume de l’homme dans le cosmos. Mais il faut une communauté politique d’hommes conscients de la force de leur raison, du poids de leur parole, du sérieux de leurs actes pour choisir, librement, l’austérité qui garantira leur propre vitalité.
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+### La redécouverte du langage
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+Entre 1830 et 1850, une douzaine de savants ont découvert et formulé la loi de conservation de l’énergie. La plupart d’entre eux étaient des ingénieurs qui, chacun pour son compte, ont redéfini l’énergie cosmique en termes de poids soulevable par une machine. Grâce aux opérations de mesure effectuées en laboratoire, on se croyait enfin capable de réduire à un dénominateur commun l’énergie primordiale, la _vis viva_ de la tradition. C’est alors que les sciences exactes se mirent à dominer la recherche.
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+À la même époque, et de façon analogue, l’industrie commença à concurrencer les autres modes de production. Les réussites industrielles devinrent la mesure et la règle de l’économie tout entière. Bientôt on tint pour subsidiaires toutes les activités productives auxquelles on ne pouvait pas appliquer les règles de mesure et les critères d’efficience valables pour la production à la chaîne : il en fut ainsi des travaux domestiques, de l’artisanat et de l’agriculture de subsistance. Le mode industriel de production commença par dégrader le réseau de relations productives qui avaient jusque-là coexisté dans la société, pour ensuite le frapper de paralysie.
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+Ce monopole qu’exerce un seul mode de production sur toutes les relations productives est plus insidieux et plus dangereux que la concurrence entre firmes, mais il est moins visible. Il est facile de connaître le gagnant dans la concurrence de surface : c’est l’usine qui utilise le capital de façon intensive, l’affaire la mieux organisée, la branche industrielle la plus esclavagiste et la mieux protégée, l’entreprise qui gaspille avec la plus grande discrétion ou celle qui fabrique le plus d’armements. À large échelle, cette course prend la forme d’une concurrence entre firmes multinationales et nations en voie d’industrialisation. Mais ce jeu mortel entre titans détourne l’attention de sa propre fonction rituelle. À mesure que s’étend le champ de concurrence, une même structure industrielle se développe à travers le monde et polarise la société. Le mode industriel de production établit sa domination non seulement sur les ressources et l’outillage, mais aussi sur l’imagination et les désirs d’un nombre croissant d’individus. C’est le monopole radical généralisé, non plus celui d’une branche d’industrie, mais celui du mode industriel de production. L’homme lui-même est _industrialisé_ en quelque sorte. Les systèmes politiques font assaut d’ingéniosité et d’agilité sémantique pour baptiser de noms opposés cette même structure industrielle partout en expansion, sans comprendre, pourtant, qu’elle échappe partout à leur contrôle. Tout au contraire, l’antagonisme entre pays pauvres et pays riches, entre nations soumises à une planification centrale et nations où règne la loi du marché, est le masque nécessaire pour que ce monopole paraisse bénéfique.
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+Étendue au monde entier, cette industrialisation de l’homme entraîne la dégradation de tous les langages et il devient très difficile de trouver les mots qui parleraient d’un monde opposé à celui qui les a engendrés. Le langage reflète le monopole que le mode industriel de production exerce sur la perception et la motivation. Dans les nations industrielles, quand l’homme parle de ses oeuvres, les mots qu’il emploie désignent les produits de l’industrie. Le langage réfléchit la matérialisation de la conscience. Quand il apprend quelque chose par la lecture, l’homme dit qu’il a _acquis de l’éducation_. Le glissement fonctionnel du verbe au substantif souligne l’appauvrissement de l’imagination sociale. La pratique nominaliste du langage sert à marquer des relations de propriété : les gens parlent du _travail_ qu’ils _ont_. Dans toute l’Amérique latine, seuls ceux qui ont un emploi disent qu’ils _ont_ du travail, les paysans (qui sont la grande majorité) disent qu’ils le _font :_ « On va travailler, mais on n’a pas de travail !» Les travailleurs modernes et syndiqués n’attendent pas seulement de l’industrie qu’elle produise plus de biens et de services, mais aussi plus de travail pour plus de gens. Ce n’est pas seulement le faire qui est substantivé, mais aussi le vouloir. Le logement est plus un bien qu’une activité ; l’abri devient un bien qu’on se procure ou qu’on revendique parce qu’on est privé du pouvoir de lui donner soi-même forme. On acquiert du savoir, de la mobilité, et même de la sensibilité ou de la santé. On _a_ du travail ou de la santé, comme on _a_ du plaisir.
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+Le glissement du verbe au substantif reflète l’appauvrissement du concept de propriété. _Possession, mainmise, abus_ ne peuvent pas désigner la relation de l’individu ou du groupe à une institution telle que l’école. Car, dans sa fonction essentielle, un tel outil échappe, comme nous l’avons vu, à tout contrôle. Les affirmations de propriété concernant l’outil en viennent à désigner la capacité d’en détenir les produits, que ce soit l’intérêt tiré du capital ou les objets manufacturés, ou encore toute espèce de prestige lié à l’une ou l’autre de ces opérations. Le consommateur-usager intégral, l’homme pleinement industrialisé, n’a en fait prise sur rien d’autre que sur ce qu’il consomme. Il dit : _mon éducation, mes déplacements, mes loisirs, ma santé_. À mesure que le champ de son faire rétrécit, il réclame des produits dont il se dit _propriétaire._ Soumis au monopole d’un seul mode de production, l’usager a perdu tout sens de la pluralité des styles d’avoir. Dans les langues polynésiennes, il y a des formes verbales distinctes pour exprimer la relation que j’entretiens avec mes actes (qui me suivent), mon nez (qui peut m’être ôté), mes proches (que je n’ai pas choisis), ma pirogue (sans laquelle je ne serais pas vraiment un homme), une boisson (que je vous offre) et la même boisson (que je m’apprête à boire).
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+Dans une société où le langage s’est substantivé, les prédicats sont formulés en termes de lutte contre la rareté dans le cadre concurrentiel. « Je veux apprendre » devient « je veux acquérir une éducation ». La décision d’agir est remplacée par la demande d’un billet à la loterie scolaire. « J’ai envie d’aller quelque part » se transforme en « je veux un moyen de transport ». À l’insistance sur le droit d’agir, on substitue l’insistance sur le droit d’avoir. Dans le premier cas, le sujet est acteur, dans le second, usager. Le changement de la langue étaye l’expansion du mode industriel de production : la concurrence régie par des valeurs industrialisées se reflète dans la nominalisation du langage. La lutte concurrentielle prend inévitablement forme de jeu _(zero-sum game)_ où ce qu’un joueur perd se transforme en gain pour les autres joueurs. Dans la mêlée, les gens jouent pour les noms tels qu’ils les perçoivent : en valorisant uniquement l’apprentissage dont elle est le lieu, l’école définit l’ _éducation_ comme objet de compétition. _Alma mater_ a trop d’enfants accrochés à ses mamelles : celui qui avale sa ration d’éducation en prive un frère de lait.
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+Le conflit personnel n’est pas forcément une lutte pour s’emparer d’un bien rare. Il peut aussi exprimer un désaccord sur les moyens de mieux assurer l’autonomie de la personne. Dans ce cas, le conflit devient créateur de liberté ; mais le langage nominaliste a obscurci cette profonde vérité que le conflit peut être créateur de droit pour les deux adversaires, - créateur du droit de faire des choses qui, par définition, ne sont ni des biens ni des objets rares. Le conflit conduira au droit de marcher, de parler, de lire, d’écrire ou d’enregistrer à égalité, de participer au changement social, de respirer un air pur et d’employer des outils conviviaux. Ce faisant, il privera les deux parties d’un bien déterminé, pour l’amour d’un gain inappréciable : une neuve liberté partagée. En limitant la consommation forcée, on libère le champ de l’action.
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+Le code opératoire de l’outillage industriel s’engrène sur le parler quotidien. La parole de l’homme qui habite en poète est à peine tolérée, comme une protestation marginale, et tant qu’elle ne dérange pas la foule qui fait queue devant l’appareil distributeur des produits. Si nous n’accédons pas à un nouveau degré de conscience, qui nous permette de retrouver la fonction conviviale du langage, nous ne parviendrons jamais à inverser ce processus d’industrialisation de l’homme. Mais si chacun se sert du langage pour revendiquer son droit à l’action sociale plutôt qu’à la consommation, le langage deviendra le moyen de rendre sa transparence à la relation de l’homme avec l’outil.
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+### Le recouvrement du droit
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+La loi et le Droit, dans leurs formes actuelles, sont, de façon écrasante, au service d’une société en expansion indéfinie. Le processus par lequel les hommes décident de ce qui doit être fait est maintenant asservi à l’idéologie de la productivité : il faut produire plus, plus de savoir et de décisions, plus de biens et de services. Après la perversion du savoir et celle du langage, la perversion du Droit est le troisième obstacle à une actualisation politique des limites. Les partis, les modes de législation et l’appareil judiciaire ont été réquisitionnés au service de la croissance des écoles, des syndicats, des hôpitaux et des autoroutes, sans parler des usines. Peu à peu, non seulement la police, mais aussi les organes législatifs et les tribunaux en sont venus à être tenus pour un outillage au service de l’État industriel. Qu’ils défendent parfois l’individu devant les prétentions de l’industrie, c’est l’alibi de leur docilité à servir le monopole radical et de leur servilité à légitimer une concentration toujours plus forte des pouvoirs. À leur manière propre, les magistrats deviennent un corps d’ingénieurs de la croissance. En démocratie populaire ou capitaliste, ils sont les alliés « objectifs » de l’outil contre l’homme. Avec l’idolâtrie de la science et la corruption du langage, cette dégradation du Droit est un obstacle majeur au réoutillage de la société.
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+On comprend qu’une autre société est possible quand on parvient à l’exprimer clairement. On provoque son apparition quand on découvre le procédé par lequel la société présente prend ses décisions. On organise sa structure quand on utilise la langue maternelle et les procédures traditionnelles du Droit pour servir des buts opposés à ceux que se fixe leur présent usage. Car, dans chaque société, il y a une structure profonde qui organise la prise de décision. Cette structure existe partout où des hommes s’assemblent. Le même processus peut donner naissance à des décisions contradictoires, parce que la structure ne sert pas seulement la définition des valeurs personnelles, mais aussi la survie d’un comportement institutionnalisé. L’existence de contradictions ne contredit pas l’existence d’une structure cohérente qui les engendre, bien au contraire. Je peux décider d’acquérir une éducation, même si j’ai par ailleurs décidé qu’il vaudrait mieux apprendre en participant à la vie quotidienne. Je peux me laisser emporter à l’hôpital, même si j’ai décidé que je souffrirais moins et que je mourrais plus facilement en restant chez moi. De même que la saisie de dissonances cognitives fonde la poésie, de même la coexistence de normes contradictoires manifeste l’existence de procédures normatives.
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+Les hommes n’ont plus confiance dans les procédures disponibles, non qu’elles aient été perverties en elles-mêmes, mais parce qu’on en fait constamment un usage abusif. On les utilise pour gaver les gens d’arguments éthiques, politiques ou légaux ; elles sont devenues des rouages de la production illimitée. Les Églises prêchent l’humilité, la charité et la pauvreté, et financent des programmes de développement industriel. Les socialistes sont devenus les défenseurs sans scrupules du monopole industriel. La bureaucratie du Droit s’est alliée à celles de l’idéologie et du bien-être général, pour défendre la croissance de l’outil. Bientôt ce sera à l’ordinateur de décider des idées, des lois et des techniques indispensables à la croissance.
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+Si nous ne nous mettons pas d’accord sur une procédure efficace, durable et conviviale, afin de contrôler les outils sociaux, l’inversion de la structure institutionnelle existante ne pourra être ni amorcée ni surtout maintenue. Il se trouvera toujours des cadres supérieurs pour vouloir augmenter la productivité de l’institution, et des tribuns pour promettre la lune aux foules avides.
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+Chaque fois que l’on propose d’utiliser le Droit comme outil d’inversion de la société, trois objections surgissent. La première est superficielle : chacun ne peut pas être juriste, donc chacun ne peut pas manier le Droit pour son compte. Naturellement, cela n’est vrai que dans une certaine mesure. Des systèmes para-juridiques pourraient s’établir dans certaines communautés, puis être incorporés à la structure d’ensemble. Bien plus, la participation du profane pourrait recevoir un champ d’action plus vaste et se révéler précieuse dans les procédures de médiation, de conciliation ou d’arbitrage. Mais, pour autant que l’objection soit fondée, elle demeure hors sujet. Le Droit s’applique à la régulation des outils régissant la vie quotidienne, il n’y a donc aucune raison pour que la majorité des procès ne soit pas décentralisée, démystifiée et débureaucratisée. Il reste que certains problèmes sociaux se posent à grande échelle, ils sont complexes et risquent de le demeurer longtemps ; ils exigent un outillage juridique à leur mesure. S’il doit servir à de vastes ensembles d’hommes, chacun porteur d’une tradition séculaire, pour négocier des proscriptions à l’échelle mondiale, le Droit, en tant que procès de régulation de ces problèmes sociaux, est de fait un outillage requérant des experts pour opérateurs. Mais cela ne signifie pas que ces experts doivent être docteurs en droit ou former un mandarinat.
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+La seconde objection touche directement notre sujet, et elle va beaucoup plus loin : les actuels opérateurs de l’outillage juridique social sont profondément intoxiqués par la mythologie de la croissance. Leur vision du possible et du faisable reste conforme à l’endoctrinement industriel. Ce serait folie d’espérer que les cadres d’une société productiviste se transforment en vestales de la société conviviale. La portée de cette observation est complétée et soulignée par une troisième objection : le système juridique n’est pas seulement un ensemble de règles écrites, c’est un procès continu à travers lequel les lois se façonnent et s’appliquent à des situations réelles. À travers la série des actes juridiques, la collectivité se donne un certain cadre mental. Il en résulte un contenu du Droit qui reflète l’idéologie des législateurs et des juges. La manière dont ces derniers perçoivent l’idéologie sous-jacente à toute culture devient une mythologie officielle qui se concrétise dans les lois qu’ils formulent et appliquent. Le corps des lois qui régule une société industrielle en reflète inévitablement l’idéologie, les caractéristiques sociales et la structure de classes, en même temps qu’il les renforce et en assure la reproduction. Quel que soit son label idéologique, toute société moderne situe toujours le bien commun dans l’ordre du _plus_ : plus de pouvoir aux entreprises et aux experts, plus de consommation aux usagers.
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+Si ces objections soulignent une difficulté fondamentale dans l’usage du Droit aux fins d’inverser la société, elles passent cependant à côté de la question. Je fais soigneusement la distinction entre le corps des lois et la structure formelle qui l’élabore, de même que j’ai distingué entre l’usage des slogans, auxquels les institutions ont recours, et la pratique du langage quotidien ; de même, je distinguerai, par la suite, entre un ensemble de politiques et le processus formel qui leur donne naissance.
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+Il est bien évident que, s’agissant du Droit, comme du savoir ou du langage, c’est à la structure régissant en profondeur la répartition du sens que nous nous attachons. C’est du plein recouvrement et du libre usage de cette structure que dépend l’éveil des forces capables de transfigurer « l’alliance pour le progrès ».
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+En un temps où l’ _opération_ est devenue une fin en soi, on n’insistera jamais assez sur la distinction entre les fins et les moyens, entre le procédé et la substance. Nous vivons dans ce monde, où le langage nous parle, le savoir nous pense et le Droit nous agit. Le langage se réduit à l’émission et à la réception des messages ; la pensée, à l’accumulation des informations ; le Droit, au règlement du plan. Pour retrouver cette distinction cruciale entre le procédé et la substance, l’analyse du procédé juridique peut nous servir de paradigme. Car cette distinction est à la racine de tout Droit, bien que chaque exemple de Droit se caractérise par le style particulier de son procès formel. Ici j’appuierai mon argumentation sur le recours au droit anglo-américain.
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+### L exemple du droit coutumier
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+La structure formelle de la _common law_ présente deux traits dominants et complémentaires qui la rendent particulièrement adaptable aux besoins d’un temps de crise. Le système se fonde sur la continuité et l’opposition antagonique ou contradictoire des parties _(adversary nature of the common law)_.
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+La continuité inhérente au procès d’élaboration du Droit conserve, en un sens, la substance du corps des lois. Cela n’est pas aussi évident au stade législatif. Le législateur a toute latitude pour innover, du moment qu’il reste à l’intérieur du cadre constitutionnel. Mais toute nouvelle loi doit s’inscrire dans le contexte de la législation existante, et de ce fait elle ne peut s’écarter trop largement du droit régnant.
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+Il est clair que la fonction de la jurisprudence est d’assurer la continuité de la substance du Droit, en l’actualisant. Les tribunaux appliquent le Droit à des situations réelles. La jurisprudence tranche de même façon deux cas identiques ou décide, au contraire, que le même fait ne signifie plus aujourd’hui la même chose qu’hier. Le Droit représente l’autorité souveraine que le passé exerce sur le conflit présent, la continuité d’un procès dialectique. Le tribunal donne au conflit un statut social, puis incorpore le jugement rendu au corps du Droit. Dans le processus juridique, l’expérience sociale du passé est réactualisée en vue des besoins présents ; à l’avenir, le présent jugement servira à son tour de précédent pour régler d’autres différends.
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+La continuité de la structure formelle qui régit le processus juridique ne se réduit pas à la simple incorporation d’un ensemble de préjugés dans un ensemble de lois. Du seul point de vue formel, ce mode de continuité ne vise pas à préserver le contenu de telle ou telle loi. Bien au contraire, il pourrait servir à préserver le développement continu du droit d’une société régie par des principes inverses. Rien dans la plupart des constitutions n’interdit de légiférer sur une limitation de la productivité, des privilèges bureaucratiques, de la spécialisation ou du monopole radical. En principe, à condition d’être inversement orientée, la procédure législative et jurisprudentielle pourrait servir à formuler ce Droit nouveau et à le faire respecter.
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+Tout aussi important est le caractère contradictoire de la procédure de la _common law_. D’un point de vue formel, la _common law_ n’a rien à faire avec la définition de ce qui est bien en matière éthique ou technique. C’est un outil pour comprendre des relations, lorsqu’elles éclatent sous forme de conflits réels. Il revient aux parties concernées de réclamer leur droit ou de revendiquer ce qu’elles jugent bon. Ainsi fonctionne la structure, au niveau législatif comme au niveau jurisprudentiel. En équilibrant des intérêts opposés, la décision devrait retenir ce qui est en théorie préférable pour tout le monde.
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+Dans les dernières générations, cet équilibre, toujours déformé par l’un ou l’autre préjugé, a été globalement infléchi en faveur de la société de croissance. Mais la fréquente perversion de la structure juridique ne prêche pas contre son inversion. Bien au contraire, rien n’empêche des parties globalement opposées à la société productiviste, libérées de l’illusion que la croissance peut supprimer l’injustice sociale et conscientes de la nécessité des limites, d’avoir recours à cet outil. Certes il ne suffit pas qu’apparaisse un nouveau type de plaideur ; il faut aussi que le législateur se désintoxique de la croissance, que les parties en présence insistent sur la protection de leurs intérêts et que, dans ce but, elles se livrent à une réévaluation systématique des évidences et des certitudes trop bien établies.
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+La loi comme la jurisprudence suppose que les parties soumettent les conflits d’intérêts sociaux au jugement d’un tribunal impartial. Ce tribunal ou cette chambre opère de façon continue. Le juge idéal est une personne ordinaire, prudente, indifférente au fond de l’affaire à débattre, experte dans l’exercice de la procédure. Mais, dans la réalité de la vie, le juge est un homme de son temps et de son milieu. En fait, le tribunal en est venu à servir la concentration du pouvoir et la croissance de la production industrielle. Non seulement le juge et le législateur sont poussés à croire qu’une affaire est bien jugée et le conflit convenablement résolu quand la balance de la justice est inclinée en faveur de l’intérêt global des industries, mais encore la société a conditionné le plaignant à exiger qu’elles croissent. On revendique une plus grosse tranche du gâteau institutionnel plutôt que la protection contre une institution qui mutile la liberté. Mais l’usage abusif de l’outil juridique ne corrompt pas sa nature propre.
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+Une objection est souvent soulevée quand on présente les procédures qui opposent formellement des adversaires comme étant l’outil-clé qui permet de limiter la croissance industrielle : à savoir, les sociétés sont déjà lourdement dépendantes de telles procédures, bien souvent inefficaces. Les réformateurs d’Amérique du Nord revendiquent le droit à l’opposition légale pour les Noirs, les Indiens, les femmes, les travailleurs, les infirmes, les consommateurs organisés. La procédure devient longue, incommode et coûteuse, la plupart des plaignants ne peuvent aller jusqu’au bout. Les affaires traînent et les décisions viennent trop tard. La procédure devient un jeu, qui crée de nouveaux antagonismes, de nouvelles compétitions. Elle est détournée de sa fin, la décision devient un bien rare. La société de croissance récupère ainsi l’usager de la procédure formelle.
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+L’objection qu’on oppose à cette multiplication des procédures n’est nullement déplacée si elle vise leur prolifération comme moyen de résoudre des conflits personnels. Mais ici les conflits entre personnes ou les luttes des groupes entre eux ne sont pas mon sujet. Ce qui m’intéresse n’est pas l’opposition entre une classe d’hommes exploités et une autre classe propriétaire des outils, mais l’opposition qui se place d’abord entre l’homme et la structure technique de l’outil, ensuite - et par voie de conséquence - entre l’homme et des professions dont l’intérêt consiste à maintenir cette structure technique. Dans la société, le conflit fondamental touche des actes, des faits ou des objets sur lesquels des personnes entrent en opposition formelle avec les entreprises et les institutions manipulatrices. Formellement la procédure contradictoire est le modèle de l’outil dont disposent les citoyens pour s’opposer aux menaces que l’industrie fait peser.
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+À de rares exceptions près, les lois et les corps législatifs, les tribunaux et les jugements, les plaignants et leurs requêtes sont profondément pervertis par l’accord unanime et écrasant qui accepte sans murmure le mode industriel de production et ses slogans : _toujours plus, c’est toujours mieux_ , et d’ailleurs les entreprises et les institutions savent mieux que les personnes quel est l’intérêt public et comment le servir. Mais cette unanimité confondante n’infirme en rien ma thèse : une révolution qui néglige d’utiliser les procédures juridiques et politiques se condamne à l’échec. Seule une active majorité d’individus et de groupes cherchant, par une procédure conviviale commune, à recouvrer leurs propres droits, peuvent arracher au léviathan le pouvoir de déterminer les bornes qu’il faut imposer à la croissance pour survivre et celui de choisir les limites qui optimisent une civilisation.
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+Pour entamer la lutte contre les préjugés régnants, pour conduire à l’inversion, certains de ceux qui appartiennent aux grandes professions peuvent jouer le rôle d’éclaireurs. Lorsqu’ils prennent conscience de la crise de l’école, les éducateurs se mettent habituellement en quête d’une solution-miracle pour enseigner plus de choses à plus de gens. Leurs efforts et leurs prétentions amplifient l’importance de la minorité des pédagogues qui insistent sur les _limites pédagogiques_ de la croissance industrielle. De la même façon, les médecins ont tendance à croire qu’au moins une partie de leur savoir est exprimable seulement en termes ésotériques. À leurs yeux, un confrère qui sécularise les actes médicaux n’est qu’un profanateur. Il est vain d’attendre de l’Ordre des médecins, des syndicats de l’Éducation nationale ou de l’Association des ingénieurs de la circulation qu’ils expliquent en termes simples, tirés du langage courant, le gangstérisme professionnel de leurs collègues. Il est tout aussi vain de penser que les députés, les juristes et les magistrats vont soudain reconnaître l’indépendance du Droit par rapport à leur notion préconçue du bien - qui se confond avec la fourniture de la plus grande quantité de produits au plus grand nombre de gens. Car tous sont dressés à arbitrer les conflits en faveur de leur propre branche d’activité, soit qu’ils parlent au nom des patrons, des salariés, des usagers ou de leurs collègues eux-mêmes. Mais il se trouvera, ici ou là, et par exception, un médecin pour aider autrui à vivre de façon responsable, à accepter la souffrance, à affronter la mort ; et pareillement il se trouvera par exception des juristes pour aider les personnes à utiliser la structure formelle du Droit en vue de défendre leurs intérêts dans le cadre d’une société conviviale. Même si le jugement rendu doit finalement ne pas satisfaire les demandeurs, l’action servira toujours à mettre en lumière le litige.
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+Nul doute que le recours à la procédure aux fins d’immobiliser et d’inverser nos institutions dominantes n’apparaisse aux plus puissants parmi leurs cadres, ou aux plus intoxiqués parmi leurs usagers, comme un détournement du Droit et une subversion du seul ordre qu’ils reconnaissent. En soi, le recours à une procédure conviviale en bonne et due forme est une monstruosité et un crime aux yeux du bureaucrate, même s’il se dit juge.
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+## L inversion politique
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+Si, dans un très proche avenir, l’humanité ne limite pas l’impact de son outillage sur l’environnement et ne met pas en oeuvre un contrôle efficace des naissances, nos descendants connaîtront l’effroyable apocalypse prédite par maint écologue. La société peut cantonner sa survie dans les limites fixées et renforcées par une dictature bureaucratique, ou bien réagir _politiquement_ à la menace en recourant aux procédures juridiques et politiques. La falsification idéologique du passé nous voile l’existence et la nécessité de ce choix.
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+La gestion bureaucratique de la survie humaine est un choix acceptable d’un point de vue éthique ou politique. Mais elle doit échouer. Il se peut que, terrorisés par l’évidence croissante de la surpopulation, de l’amenuisement des ressources et de l’organisation insensée de la vie quotidienne, les gens remettent de leur plein gré leurs destinées entre les mains d’un Grand Frère et de ses agents anonymes. Il se peut que les technocrates soient chargés de conduire le troupeau au bord de l’abîme, c’est-à-dire de fixer des limites multidimensionnelles à la croissance, juste en deçà du seuil de l’autodestruction. Une telle fantaisie suicidaire maintiendrait le système industriel au plus haut degré de productivité qui soit endurable.
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+L’homme vivrait protégé dans une bulle de plastique qui l’obligerait à survivre comme le condamné à mort avant l’exécution. Le seuil de tolérance de l’homme en matière de programmation et de manipulation deviendrait bientôt l’obstacle le plus sérieux à la croissance. Et l’entreprise alchimique renaîtrait de ses cendres : on tâcherait de produire et de faire obéir le mutant monstrueux enfanté par le cauchemar de la raison. Pour garantir sa survie dans un monde rationnel et artificiel, la science et la technique s’attacheraient à outiller le psychisme de l’homme. De la naissance à la mort, l’humanité serait confinée dans l’école permanente étendue à l’échelle du monde, traitée à vie dans le grand hôpital planétaire et reliée nuit et jour à d’implacables chaînes de communication. Ainsi fonctionnerait le monde de la Grande Organisation. Pourtant les échecs antérieurs des thérapies de masse laissent espérer aussi la faillite de cet ultime projet de contrôle planétaire.
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+L’installation du fascisme techno-bureaucratique n’est pas inscrite dans les astres. Il y a une autre possibilité : un processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources manifestement limitées ; un processus d’agrément portant sur la fixation et le maintien de limites à la croissance de l’outillage ; un processus d’encouragement de la recherche radicale de sorte qu’un nombre croissant de gens puissent _faire toujours plus avec toujours moins_. Un tel programme peut encore paraître utopique à l’heure qu’il est : si on laisse la crise s’aggraver, on le trouvera bientôt d’un extrême réalisme.
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+### Les mythes et les majorités
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+L’empêchement dernier à la restructuration de la société n’est ni le manque d’information sur les limites nécessaires, ni le manque d’hommes résolus à les accepter si elles deviennent inévitables, c’est le pouvoir de la mythologie politique.
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+Dans une société riche, chacun est plus ou moins consommateur-usager ; de quelque manière, chacun joue son rôle dans la destruction du milieu. Le mythe transforme cette multiplicité de déprédateurs en une majorité politique. De ce fait, cette multiplicité d’individus atomisés devient un bloc mythique d’électeurs qui s’accordent sur un problème inexistant : la majorité silencieuse, gardiens invisibles et invincibles des intérêts investis dans la croissance, qui paralyse toute action politique réelle. Après plus ample analyse, cette majorité est un ensemble fictif de personnes théoriquement douées de raison. En réalité, il y a une multiplicité d’individus : l’expert en écologie qui se rend en Boeing à une conférence contre la pollution ; l’économiste qui sait que la hausse de la productivité raréfie le travail et qui tâche de créer de nouveaux emplois, etc. Ni l’un ni l’autre ne représente les intérêts du travailleur spécialisé de Detroit qui achète à crédit un poste de télévision en couleur, ou du paysan mexicain qui, pour adhérer à la Révolution verte, utilise l’insecticide interdit depuis cinq ans aux États-Unis. Mais, en dépit de leur diversité, une commune adhésion à la croissance les réunit, car leur satisfaction en dépend. Toutefois seul le mythe leur prête l’homogénéité d’une majorité politique opposée aux limites. Chacun a sa raison pour désirer la croissance industrielle et sa raison pour en sentir la menace. Pour le moment, un vote contre la croissance tout court serait aussi vide de sens qu’un vote en faveur du PNB.
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+Une commune idéologie ne crée pas une majorité, elle n’a d’efficacité qu’à condition de s’enraciner dans l’interprétation de l’intérêt rationnel de chacun et de donner à cet intérêt une forme politique. L’action politique de la personne en face d’un conflit social essentiel ne dépend pas de l’idéologie préalablement acceptée, mais de deux facteurs : _a)_ le style qui marquera la transformation du conflit latent entre l’homme et l’outil en une crise ouverte, exigeant une réaction globale et sans précédent ; _b)_ le surgissement d’une multiplicité de nouvelles élites qui fournissent une grille interprétative afin de reformuler les valeurs et de réévaluer les intérêts.
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+### De la catastrophe à la crise
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+Je ne fais que conjecturer l’aggravation de la crise. Mais je puis exposer avec précision la conduite à tenir devant et dans la crise. Je crois que la croissance s’arrêtera d’elle-même. La paralysie synergétique des systèmes nourriciers provoquera l’effondrement général du mode industriel de production. Les administrations croient stabiliser et harmoniser la croissance en affinant les mécanismes et les systèmes de contrôle, mais elles ne font que précipiter la méga-machine institutionnelle vers son second seuil de mutation. En un temps très court, la population perdra confiance non seulement dans les institutions dominantes, mais aussi dans les gestionnaires de la crise. Le pouvoir qu’ont ces institutions de définir des valeurs (l’éducation, la vitesse, la santé, le bien-être, l’information, etc.) s’évanouira soudainement quand sera reconnu son caractère d’illusion.
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+Un événement imprévisible et probablement mineur servira de détonateur à la crise, comme la panique de Wall Street a précipité la Grande Dépression. Une coïncidence fortuite rendra manifeste la contradiction structurelle entre les fins officielles de nos institutions et leurs véritables résultats. Ce qui déjà est évident pour quelques-uns sautera tout à coup aux yeux du grand nombre : l’organisation de l’économie tout entière en vue du _mieux-être_ est l’obstacle majeur au _bien-être_. Comme d’autres intuitions largement partagées, celle-ci aura la vertu de retourner complètement l’imagination populaire. Du jour au lendemain, d’importantes institutions perdront toute respectabilité, toute légitimité et leur réputation de servir le bien public. C’est ce qui est arrivé à l’Église de Rome sous la Réforme et à la monarchie française en 1793. En l’espace d’une nuit, l’impensable devenait l’évidence.
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+Une mutation soudaine n’est de l’ordre ni de la rétroaction ni de la révolution. Regardez les blancs tourbillons au pied d’une cascade de montagne. Les saisons se succèdent, l’eau surabonde ou s’écoule en un maigre filet ; toujours les spirales d’écume semblent demeurer semblables. Mais qu’une pierre tombe au fond du bassin, et voici le dessin modifié du tout au tout, sans retour. L’éveil de la conscience se produit aussi tout d’un coup. La majorité silencieuse aujourd’hui adhère totalement à la thèse de la croissance, mais nul ne peut prévoir son comportement politique lorsque la crise éclatera. Quand un peuple perd confiance dans la productivité industrielle, et plus seulement dans le papier-monnaie, tout peut arriver. L’inversion devient vraiment possible.
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+À l’heure actuelle, on essaye encore de boucher les failles de chaque système. Aucun remède ne marche, mais on a encore les moyens de tous se les offrir, l’un après l’autre. Les gouvernements s’attaquent à la crise des services publics, de l’éducation, des transports, du système judiciaire, de la jeunesse. Chaque aspect de la crise globale est séparé des autres, expliqué de façon autonome et traité en particulier. On propose des solutions de rechange qui rendent crédible la réforme sectorielle : les écoles d’avant-garde contre les écoles traditionnelles redoublent la demande d’éducation ; les villes satellites contre l’aérotrain renforcent la conviction que le développement des villes est une fatalité ; une meilleure formation des médecins contre la prolifération des professions paramédicales nourrit l’industrie de la santé. Et, comme chaque terme de l’alternative a ses partisans, on ne choisit pas en général, ou plutôt on essaie les deux à la fois. En résultat, on tâche de faire un gâteau toujours plus gros, mais c’est en pure perte.
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+On imite l’attitude de Coolidge face aux premiers signes de la Grande Dépression, en mésinterprétant de façon analogue l’annonce d’une crise bien plus radicale. L’analyse générale des systèmes est censée relier entre elles les crises institutionnelles, mais elle ne fait que conduire à plus de planification, de centralisation et de bureaucratisation, afin de parachever le contrôle de la population, de l’abondance et de l’industrie destructrice et inefficace. La croissance de la production des décisions, des contrôles et des thérapies est supposée compenser l’extension du chômage dans les secteurs de fabrication. Fascinée par la production industrielle, la population reste aveugle à la possibilité d’une société post-industrielle où coexisteraient plusieurs modes de production complémentaires. Essayer de susciter une ère à la fois hyperindustrielle et écologiquement réalisable, c’est accélérer la dégradation des autres composantes de l’équilibre multidimensionnel de la vie. Le coût de la défense du _statu quo_ monte en flèche.
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+Il faudrait être géomancien pour prédire quelle série d’événements jouera le rôle de l’effondrement de Wall Street et déclenchera la crise imminente. Mais il n’est guère besoin d’avoir du génie pour prévoir que ce sera la première crise mondiale mettant en question le système industriel en lui-même et non plus localisée au sein de ce système. Bientôt un événement se produira qui aura pour effet de geler la croissance de l’outillage. Le moment venu, le bruit de l’effondrement obnubilera les esprits et empêchera d’en entendre le sens.
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+Il nous reste encore une chance de comprendre les causes de la crise globale du système qui nous menace et de nous préparer justement à ne pas l’assimiler à une crise partielle, intérieure au système. Si nous voulons en anticiper les effets, nous devons chercher comment une brusque transformation portera au pouvoir des groupes sociaux étouffés jusqu’alors. Ce n’est pas la catastrophe en tant que telle qui tirera ces groupes du néant pour les hisser sur le pavois ; mais la catastrophe affaiblira les puissances régnantes qui écrasaient ces groupes et leur interdisaient de participer au processus social. L’effet de surprise affaiblit le contrôle, déroute les contrôleurs et installe au premier rang ceux qui gardent leur sang-froid.
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+Une fois le contrôle affaibli, les contrôleurs se cherchent de nouveaux alliés. Dans l’état industriel affaibli par la Grande Crise, les gouvernants n’ont pu se passer des travailleurs organisés, aussi ces derniers ont-ils reçu une part de pouvoir structurel. Sur le marché du travail tendu par la Seconde Guerre mondiale, l’industrie n’a pu se passer des travailleurs noirs, aussi ont-ils commencé à se poser comme pouvoir. À présent, s’étant fait une place, l’élite noire tend à devenir un pilier du système établi, à l’image de ce que fut antérieurement le sort des syndicats. En fait l’issue de la crise imminente dépend de l’apparition d’élites impossibles à récupérer.
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+### À l intérieur de la crise
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+Les forces qui tendent à limiter la production sont déjà en travail à l’intérieur du corps social. Une recherche publique et radicale peut aider de façon significative ces hommes et ces femmes à gagner en cohésion et en lucidité dans leur condamnation d’une croissance qu’ils jugent destructrice. Gageons que leurs voix se feront mieux entendre quand la crise de la société surproductive s’aggravera. Ils ne forment nul parti, mais ce sont les porte-parole d’une majorité dont chacun est membre en puissance. Plus inattendue sera la crise, plus soudainement leurs appels à l’austérité joyeuse et équilibrée deviendront un programme de limitations rationnelles. Pour être à même de contrôler la situation le moment venu, ces minorités doivent saisir la nature profonde de la crise et savoir la formuler dans un langage qui porte : affirmer ce qu’elles veulent, ce qu’elles peuvent, ce dont elles n’ont aucun besoin. Dès maintenant, ces gens peuvent identifier ce à quoi renoncer. La reprise du langage quotidien est le premier pivot de cette inversion politique. Il en faut un second.
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+Davantage de croissance conduit obligatoirement au désastre, mais celui-ci présente un double visage. L’événement catastrophique peut être la fin de la civilisation politique, ou même de l’espèce « homme ». Ce peut être aussi la Grande Crise, c’est-à-dire l’occasion d’un choix sans précédent. Prévisible et inattendue, la catastrophe ne sera une _crisis_ , au sens propre du mot, que si, au moment où elle frappe, les prisonniers du progrès demandent à s’échapper du paradis industriel et qu’une porte s’ouvre dans l’enceinte de la prison dorée. Il faudra alors démontrer que l’évanouissement du mirage industriel donne l’occasion de choisir un mode de production convivial et efficace. Pour l’heure, la préparation à cette tâche est la clef d’une nouvelle pratique politique.
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+Il faudra des groupes capables d’analyser avec cohérence la catastrophe et de l’exprimer en langage ordinaire. Ils devront savoir plaider la cause d’une société qui se donne des bornes, et le faire en termes concrets, compréhensibles par tous, désirables en général et immédiatement applicables. Le sacrifice est la rançon du choix, inévitable prix à payer pour obtenir ce que l’on veut, ou, du moins, pour se libérer de l’intolérable. Mais il ne suffit pas de se servir des mots de tous les jours comme de bons outils pour mettre en lumière le vrai visage de la réalité ; il faudra aussi être capable de manier un outil social qui convienne à la détermination du bien public.
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+Comme il a été expliqué plus haut, cet outil est la structure formelle de la politique et du Droit. À l’heure du désastre, la catastrophe se transformera en crise si un groupe de gens lucides gardant leur sang-froid sait inspirer confiance à ses concitoyens. Leur crédibilité dépendra de leur habileté à démontrer qu’il est non seulement nécessaire, mais possible d’instaurer une société conviviale, à condition d’utiliser consciemment une procédure réglée, qui reconnaisse au conflit d’intérêts sa légitimité, donne valeur au précédent, et attribue un caractère exécutoire à la décision d’hommes ordinaires, reconnus par la communauté comme la représentant. À l’heure du désastre, seul l’enracinement dans l’histoire peut donner la confiance nécessaire pour bouleverser le présent. L’usage convivial de la procédure garantit qu’une révolution institutionnelle demeure un outil dont la pratique engendre les fins. Un recours lucide à la procédure, fait dans un esprit d’opposition continue à la bureaucratie est la seule manière possible d’éviter que la révolution ne se transforme elle-même en institution. Que l’application de cette procédure à l’inversion radicale des principales institutions soit baptisée Révolution culturelle, recouvrement de la structure formelle du Droit, socialisme de participation ou retour à l’esprit des _Fueros de España_ n’est qu’une question de dénomination.
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+### La mutation soudaine
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+Lorsque je parle de l’apparition de groupes d’intérêts et de leur préparation, je ne fais référence ni à des noyaux de terroristes ni à des dévots ni à des experts d’un nouveau genre. Et plus particulièrement, je ne fais pas référence à un parti politique qui prendrait le pouvoir au moment de la crise. Gérer la crise, ce serait précipiter l’issue fatale. Un parti bien soudé, bien entraîné pourrait asseoir son pouvoir au moment précis où il faut faire un choix qui reste intérieur à un système englobant. C’est ainsi que les États-Unis ont dû « choisir » le contrôle des outils de production pendant la Grande Dépression. C’est ainsi que les pays d’Europe de l’Est ont dû « choisir » le stalinisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais la crise dont je décris la venue prochaine n’est pas intérieure à la société industrielle, elle concerne le mode industriel de production en lui-même. Cette crise oblige l’homme à choisir entre les outils conviviaux et l’écrasement par la méga-machine, entre la croissance indéfinie et l’acceptation des bornes multidimensionnelles. La seule réponse possible consiste à reconnaître sa profondeur et à accepter le seul principe de solution qui s’offre : établir, par accord politique, une autolimitation. Plus nombreux et divers en seront les hérauts, plus profonde sera la saisie de ce que le sacrifice est nécessaire, de ce qu’il protège des intérêts divers et qu’il est la base d’un nouveau pluralisme culturel.
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+Je ne parle pas non plus d’une majorité opposée à la croissance au nom de principes abstraits. Ce serait une nouvelle majorité fantôme. À la vérité, la formation d’une élite organisée, chantant l’orthodoxie de l’anticroissance, est concevable. Cette élite est probablement en formation. Mais un tel choeur, avec pour tout programme l’anticroissance, est l’antidote industriel à l’imagination révolutionnaire. En incitant la population à accepter une limitation de la production industrielle sans mettre en question la structure de base de la société industrielle, on donnerait obligatoirement plus de pouvoir aux bureaucrates qui optimisent la croissance, et on en deviendrait soi-même l’otage. La production stabilisée de biens et de services très rationalisés et standardisés éloignerait encore plus, si c’était possible, de la production conviviale que ne le fait la société industrielle de croissance.
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+Les tenants d’une société qui se donne des bornes n’ont pas besoin de réunir une majorité. En démocratie, une majorité électorale n’est pas fondée sur l’adhésion explicite de tous ses membres à une idéologie ou à une valeur déterminée. Une majorité électorale favorable à la limitation des institutions serait fort hétérogène : elle comprendrait les victimes d’un aspect particulier de la surproduction, les absents de la fête industrielle et les gens qui refusent en bloc le style de la société totalement rationalisée. L’exemple de l’école peut illustrer le fonctionnement d’une majorité électorale dans la politique traditionnelle. Les gens sans enfant renâclent devant le poids budgétaire de l’Éducation nationale. Les uns trouvent qu’ils paient, sans raison. Les autres soutiennent les écoles confessionnelles. Certains refusent l’obligation scolaire parce qu’elle fait du mal aux enfants, d’autres la combattent parce qu’elle renforce la ségrégation sociale. Tous ces gens pourraient former une majorité électorale, mais ils ne constituent ni une secte ni un parti. Actuellement ils pourraient efficacement réduire les prétentions de l’école mais, ce faisant, ils renforceraient la légitimité du produit scolaire qui est « l’éducation ». Quand les affaires vont leur train, limiter une institution dominante par un vote majoritaire prend toujours un tour réactionnaire.
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+Mais une majorité peut avoir un effet révolutionnaire lors d’une crise atteignant la société de manière radicale. L’arrivée simultanée de plusieurs institutions à leur second seuil de mutation donne le signal d’alarme. La crise ne saurait tarder. Elle a déjà commencé. Le désastre qui va suivre manifestera clairement que la société industrielle en tant que telle, et pas seulement ses divers organes, a dépassé les bornes.
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+L’État-nation est devenu le gardien d’outils si puissants qu’il ne peut plus jouer son rôle de cadre politique. De même que Giap a su utiliser la machine de guerre américaine pour gagner sa guerre à lui, de même les entreprises multinationales et les professions transnationales peuvent se servir du Droit et du système démocratique pour asseoir leur empire. Alors que la démocratie américaine peut survivre à la victoire de Giap, elle ne survivra pas à celle de l’ITT et consorts. Lorsque la crise totale approche, il devient manifeste que l’État-nation moderne est un conglomérat de sociétés anonymes où chaque outillage vise à promouvoir son propre produit, à servir ses intérêts propres. L’ensemble produit _du bien-être_ , sous forme d’éducation, de santé, etc., et le succès se mesure à la croissance du capital de toutes ces sociétés. À l’occasion, les partis politiques rassemblent tous les actionnaires pour élire un conseil d’administration. Les partis soutiennent le droit de l’électeur à réclamer un plus haut niveau de consommation _individuelle_ , ce qui signifie un plus haut degré de consommation _industrielle_. Les gens peuvent toujours réclamer plus de transports rapides, mais le jugement à porter sur le système de transport fondé sur l’automobile ou sur le train, et absorbant une large part du revenu national, est laissé à la discrétion des experts. Les partis soutiennent un État dont le but avoué est la croissance du PNB, il n’y a rien à attendre d’eux lorsque le pire arrivera.
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+Quand les affaires vont, la procédure contradictoire de règlement d’un conflit entre l’entreprise et l’individu renforce la légitimité de la dépendance de ce dernier. Mais au moment de la crise structurelle, même la réduction volontaire de la surefficience, acceptée par les institutions dominantes, ne pourra les empêcher de sombrer. Une crise généralisée ouvre la voie à une reconstruction de la société. La perte de légitimité de l’État comme société par actions ne ruine pas, mais réaffirme la nécessité d’une procédure constitutionnelle. La perte de crédibilité des partis devenus des factions rivales d’actionnaires ne fait que souligner l’importance du recours à des procédures contradictoires en politique. La perte de crédibilité des revendications antagonistes pour obtenir plus de consommation individuelle souligne l’importance du recours à ces mêmes procédures contradictoires, quand il s’agit d’harmoniser des séries opposées de limitations concernant l’ensemble de la société. La même crise générale peut asseoir durablement un contrat social qui abandonne le pouvoir de prescrire le bien-être au despotisme techno-bureaucratique et à l’orthodoxie idéologique, ou bien être l’occasion de construire une société conviviale, en continuelle transformation à l’intérieur d’un cadre matériel défini par des proscriptions rationnelles et politiques.
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+Les procédures politique et juridique sont structurellement imbriquées l’une dans l’autre. Toutes deux façonnent et expriment la structure de la liberté dans l’histoire. Cela reconnu, la procédure formelle peut être le meilleur outil théâtral, symbolique et convivial de l’action politique. Le Droit garde toute sa puissance, même lorsqu’une société réserve à des privilégiés l’accès à la machine juridique, même lorsqu’elle bafoue systématiquement la justice et pare le despotisme du manteau de simulacres de tribunaux. Quand un homme défend le recours au langage ordinaire et à la procédure formelle, cependant que ses compagnons de la révolution le traînent au banc des accusés, le recours d’un individu à la structure formelle inscrite dans l’histoire d’un peuple reste l’outil le plus puissant pour dire le vrai, pour dénoncer l’hypertrophie cancéreuse et la domination du mode industriel de production comme la dernière forme d’idolâtrie. L’angoisse me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot et, plus exactement, dans le _verbe_ , venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale.
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+S’ils savent définir des critères de limitation de l’outillage, les pays pauvres entameront plus facilement leur reconstruction sociale et, surtout, accéderont directement à un mode de production post-industriel et convivial. Les limites qu’ils devront adopter sont du même ordre que celles que les nations industrialisées devront bien accepter pour survivre : la convivialité accessible dès maintenant aux « sous-développés » coûtera un prix inouï aux « développés ».
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+Une dernière objection se présente souvent quand on propose l’orientation conviviale à une société pauvre : pour choisir une vie austère avec des outils conviviaux, il faut se défendre contre l’impérialisme des méga-outils en expansion. Une telle défense ne serait pas possible sans une armée moderne, qui à son tour exige une industrie en pleine croissance. En réalité, la reconstruction de la société ne peut être protégée par une armée puissante, d’abord parce qu’il y aurait contradiction dans les termes, ensuite parce qu’aucune armée moderne d’un pays pauvre ne peut le défendre contre un tel pouvoir. La convivialité sera l’oeuvre exclusive de personnes utilisant un outillage effectivement contrôlé. Les mercenaires de l’impérialisme peuvent empoisonner ou détruire une société conviviale, ils ne peuvent la conquérir.
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+[^n01:]Éditions du Seuil, 1971.]
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+[^n02:]_"Austeritas secundum quod est virtus non exeludit omnes delectationes, sed superfluas et inordinatas : unde videtur pertine re ad affabilitatem, quam Philosophus, lib. 4 Ethic, cap. VI « amicitiam » nominar, vel ad cutrapeliam, sive jocunditarem."_ _(Summa Theologica_ , IIa IIae, q. 168, art. 4, ad 3 m.)]
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+[^n03:]H. Marcuse _L’Homme unidimensionnel_ , Seuil, coll. Points, 1971.]
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+[^n04:]Illich : _Énergie et Équité_ , Seuil, Paris, 1973.]